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Chapitre 7 - Le naufrage

Aslinn

Trois longues semaines s'écoulent en préparatifs divers et variés après l'annonce des fiançailles d'Eireen. Il faut commander des parures pour nous toutes, prévoir les dîners, les réceptions, les invités… car dès que le prince Badjoutan sera là, il y aura une semaine entière de fête, avant le mariage.

 

Comme souvent le soir, je suis proche de la plage et nage avec bonheur le long des falaises. Le ciel est très étrange, sombre, les nuages sont épais et d'un gris foncé que je ne leur ai jusque-là jamais vu. Je n'ai pas une seule fois aperçu le soleil et il est évident que je ne pourrais pas le regarder se coucher. Pourtant, je n'ai pas encore envie de rentrer. Je décide d'aller en direction du village, mais je réalise après quelques plongeons et brasses dans l'eau que j'ai beaucoup de mal à avancer. Les vagues sont plus hautes et m'emportent dans le sens inverse.

 

En me redressant, je vois que je me suis faite emportée dangereusement près de la plage. Je passe sous l'eau et suis obligée de me propulser par de vigoureux mouvements de nageoire pour retourner plus loin dans l'océan où je me sens en sécurité, avant de pouvoir émerger à nouveau. J'hésite à repartir pour Atlantis, comprenant bien que la surface est difficilement praticable dans de telles conditions lorsqu'un bruit incroyablement fort retentit, semblant venir de nul part et de partout en même temps. Surprise, je sursaute et cherche la tête levée vers le ciel ce qui pourrait expliquer son origine, mais je ne vois rien à l'horizon, seulement les vagues.

 

- Aslinn ! retentit mon prénom dans l'air en un cri perçant qui me fait me retourner et me paraît lointain à la fois. Mais je reconnais la voix de Daithe, bien que celle-ci soit très différente dans ce monde.

 

Je l'aperçois à quelques mètres de moi, qui me cherche visiblement inquiète. Je plonge aussitôt pour la rejoindre, ce qui me prend un peu de temps à cause du courant. Il fait toujours de plus en plus sombre et lorsque j'arrive à elle, elle semble surprise de me voir.

 

- Aslinn, tu es là… par Poséidon, quel temps ! s'exclama-t-elle en venant attraper mon bras pour ne pas dériver loin de moi.

Je m'accroche également à elle avant de lui demander la raison de sa présence ici.

 

- Lorsque je suis rentrée dans notre chambre, j'ai demandé à Maureen où tu étais et elle m'a dit que comme tous les soirs, tu te promenais dans les jardins… d'où je venais justement et où je savais très bien que tu n'étais pas… Après je n'ai pas eu beaucoup de mal à deviner où tu étais véritablement allée, ce que Maureen m'a confirmé à demi-mot, m'expliqua-t-elle en fronçant les sourcils avant d'ajouter : si notre père l'apprend, il sera fou furieux et je n'imagine même pas ce que tu auras comme punition.

 

Je soupire même si je ne suis pas du tout surprise que Daithe me parle ainsi. C'est généralement Eireen qui se charge des discours moralisateurs parmi mes sœurs, mais Daithe a eu la gentillesse de ne pas aller prévenir tout le monde que j'avais disparu.

 

- Maintenant, nous ferions mieux de rentrer… je n'ai jamais vu l'océan dans un tel état et il commence presque à faire nuit, me dit-elle en commençant à me tirer le bras pour que nous plongions.

 

Il est vrai que tous les éléments semblent prêts à gronder ce soir. Je tarde toutefois un peu à la suivre, ce qui la force à lâcher mon bras. Ce temps me fascine, le vent souffle fort, bruyamment, le ciel rempli de nuages à présent noirs est menaçant, mais je me sens pourtant en sécurité dans l'eau. À nouveau, le bruit fort que j'ai entendu plus tôt déchire l'air qui m'entoure.

 

- Aslinn, râla Daithe en ressortant la tête de l'eau, soit raisonnable pour une fois et…

 

Mais ma sœur ne peut terminer sa phrase, interrompue par un long sifflement aiguë semblant venir de l'océan pour se projeter dans les airs, et qui aboutit en une magnifique explosion de rouge en plein milieu du ciel.

 

- Waouh ! Qu'est-ce que c'était ?! demandai-je à Daithe qui est figée à côté de moi, les yeux vers le ciel.

 

- Par Poséidon ! jura-t-elle, visiblement effrayée.

 

À l'inverse, je suis subjuguée, en admiration devant cette chose incroyable, bientôt suivie d'une autre détonation, projetant des scintillements verts cette fois-ci, auxquels le bruit fort que j'ai entendu avant vient répondre. Je suis presque certaine que ce sont là le fruit de créations humaines ! Les explosions semblant venir du nord, je plonge dans cette direction, espérant pouvoir trouver de quoi il s'agit exactement.

 

- Aslinn ! tonna la voix de Daithe derrière moi, ce qui me fait hésiter un court instant.

 

Je m'arrête et me tourne pour l'apercevoir qui tente de me suivre, ayant plus de mal à nager dans cette eau agitée à cause de sa nageoire plus fine.

 

- Tu es folle ! Tu ne peux pas aller là-bas, rentre avec moi ! cria-t-elle pour couvrir le bruit d'autres explosions qui illuminent toujours plus le ciel noir.

 

Je la dévisage une seconde, mais je ne peux me résoudre à rentrer sans savoir de quoi il s'agit. Je suis presque sûre qu'il y a un bateau derrière tout cela et je donnerais n'importe quoi pour en avoir le cœur net.

 

- Il faut que j'aille voir, ne t'en fais pas, je rentre juste après ! répondis-je en élevant aussi la voix pour me faire entendre, après quoi je plonge de nouveau.

 

Daithe essaie vainement de me retenir, mais mon bras glisse entre ses doigts, en même temps que j'entends des éclats de sa voix sans pouvoir les comprendre, à cause des explosions et du vent qui souffle toujours aussi fort. Après quelques battements de nageoires qui me portent dans l'eau autant que mon excitation, j'arrive à apercevoir le bateau au loin, dont de fines raies de lumière s'échappent pour venir exploser dans le ciel. Je le savais ! Ces beautés lumineuses viennent bien d'un bateau !

 

En quelques minutes, j'arrive tout près du bateau, un beau navire assez large en bois ciré, avec deux grands mats aux voiles blanches et un drapeau représentant une belle harpe dorée qui est agitée en tout sens par la force du vent. De la musique me parvient rapidement malgré tous les sons de l'océan, un air joyeux très différent de tout ce que j'ai pu entendre jusqu’à présent. Le navire semble voguer sur l'eau, passant à travers les vagues.

 

Curieuse, je m'en approche le plus possible avant d'apercevoir un cordage dont je me saisis pour me hisser à hauteur du pont. Agrippée à la corde, les bras emmêlés pour mieux me maintenir, je peux voir à travers une large fente carrée des matelots qui s'occupent des cordages et des voiles, des hommes et des femmes vêtus magnifiquement, dansant les uns en face des autres, parfaitement en rythme, et parmi eux un jeune homme plus élégant et plus beau que tous les autres présents dans l'assemblée. Ses vêtements sont d'un bleu sombre, bordés de dorures, et il a également une cape dans une matière étrange, sans doute réalisée avec des poils d'animaux, qui se meut autour de lui au rythme des pas de danse qu'il exécute. Son visage est fendu d'un large sourire, sans doute adressé à sa charmante partenaire, toute vêtue de rouge et aussi blonde que moi.

 

Je le fixe un long moment, envoûtée par ses traits réguliers, et ses yeux plus bleus que l'océan lui-même, avant de reporter mon attention sur les hommes qui jouent de la musique dans un espace surélevé. Il y a un nombre impressionnant d'instruments aux formes très variées, dans lesquels on souffle, sur lesquels on passe les mains. Je vois même plusieurs hommes munis d'un bâton qu'ils frottent sur des cordes, elles-mêmes reliées à une sorte de caisse en bois. C'est magnifique.

 

Dans le ciel, il y a bientôt de nouvelles explosions de couleurs, bleues, jaunes, rouges. Je les regarde avec délice, stupéfiée de tant de beauté, malgré le bruit assourdissant de chaque détonation. Lorsque le spectacle s'arrête, la musique en fait autant et il y a soudain beaucoup d'agitation sur le pont. Les hommes et les femmes tapent dans leurs mains et tous semblent s'être réunis autour du beau jeune homme qui a retenu mon attention. L'un d'entre eux prend la parole et commence un discours dont je ne peux saisir le moindre mot, sa voix ne portant pas jusqu'à moi.

 

Bien que mes bras aient commencés à s'engourdir, je reste le temps du discours, observant avec attention le détail des parures, les jambes des hommes bien distinctes et celles cachées sous de la toile des femmes. Puis, il y a un mouvement dans la foule et je vois apparaître le beau jeune homme. Il a le visage beaucoup plus sérieux, une coupe d'or ornée de pierres dans la main. Il dévisage la foule l'entourant avec assurance, ce qui me le fait paraître plus beau encore, et lorsqu'il ouvre la bouche, le bruit assourdissant revient gronder violemment avant qu'un arc de lumière jaune ne vienne déchirer le ciel, faisant se retourner l'assemblée.

 

Moi-même surprise, je me détourne du bateau dans un sursaut pour sonder l'océan. Je réalise alors à quel point les vagues sont devenues hautes, me touchant presque à présent. Le ciel est toujours aussi noir, mais je sais qu'il fait nuit car je ne peux même plus distinguer l'horizon…

 

Je n'ai pas le temps de penser plus, qu'une violente vague me plaque contre la coque du navire et manque de m'emporter avec elle. Je me retiens tant bien que mal aux cordages et risque un nouveau coup d’œil sur le pont. Sans que je ne m'en sois aperçu, sans doute à cause de l'agitation de l'océan qui se déchaîne autour de moi, tous ont quitté le pont, laissant la place aux matelots qui tirent sur les cordes, cherchant à rabattre les imposantes voiles du navire. Je cherche le beau jeune homme des yeux, mais ne réussit à le trouver avant qu'une nouvelle vague ne s'abatte sur moi, beaucoup trop fortement pour que je puisse lutter. Impuissante, je lâche les cordages et me laisse tomber dans l'eau, sombrant tête la première dans la noirceur de l'océan.

 

Un instant désorientée, je ne tarde pourtant pas à remonter à la surface où je ne peux plus rien voir, inquiète de ce qui est en train d'arriver au bateau. J'émerge tout juste au moment où un nouvel éclair déchire le ciel, et peux alors me rendre compte à quel point le navire est proche du rivage et des falaises rocheuses qui le compose. Bien que les vagues soient très hautes, me faisant monter et descendre au gré de la tempête, je nage en direction du bateau qui s'éloigne de moi, fonçant toujours droit sur les rochers, prêt à se fracasser.

 

Alors que je lutte contre le vent et le courant qui cherchent à m'emmener loin du navire, le ciel s'illumine une nouvelle fois et je peux voir autour de moi l'espace d'une fraction de seconde. Le bateau vient d'atteindre les roches, le mât central en est brisé, misérablement étalé en travers du pont, des barques en bois ont été lancées sur l'océan, et plusieurs personnes sont dans l'eau, tandis que d'autres sautent encore du pont. Horrifiée, je redouble d'effort pour m'approcher et je ne suis plus qu'à quelques mètres du bateau lorsque une détonation retentit. Il y a le même sifflement que plus tôt, et une explosion colorée illumine le ciel orageux avant que le bateau ne commence à brûler. La coque puis le pont s'embrasent je ne sais comment en un instant, éclairant les alentours de lueurs rougeoyantes. Je le vois alors, le beau jeune homme, s'élançant en dernier du pont en flamme. Il plonge tête la première dans un mouvement gracieux avant d'atteindre l'eau.

 

Je reste un instant immobile dans l'eau, suivant seulement le rythme des vagues, le cœur battant, cherchant à la surface la moindre trace de mon jeune homme, mais je ne le vois pas. Je décide alors de plonger à mon tour et c'est là que je finis par l'apercevoir. Son corps inerte descend inanimé vers les profondeurs, il a très certainement perdu connaissance. Sans perdre un instant, je m'élance dans sa direction malgré les nombreux débris qui jonchent l'eau tout autour de moi. Je nage à travers eux et réussi à atteindre le jeune homme en quelques coup de nageoires.

 

Je passe mes bras autour de sa poitrine et je n'ai pas une seule seconde d'hésitation lorsque je tire de toutes mes forces pour le ramener à la surface.

 

 

 

Son visage est plus beau encore de près. Je suis fascinée par le rythme de sa respiration, son torse s'élevant et s'abaissant régulièrement sous sa chemise trempée qui lui colle à la peau. Allongée à son côté sur la plage, je passe ma main dans son épaisse chevelure blonde, foncée par l'eau salée, afin de retirer les mèches attachées à son front.

 

Il fait toujours nuit, mais la tempête s'en est allée presque aussi rapidement qu'elle a bouleversée l'océan, et à présent la lune que je vois pour la première fois éclaire le ciel et la plage de ses rayons. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Je passe le bout des doigts sur la joue lisse du beau jeune homme, fascinée autant qu'envoûtée par lui. Je sais déjà que jamais je ne pourrais ressentir une telle chose pour un triton. Cela m'est plus qu'évident à présent.

 

Il reste inconscient un long moment durant lequel je suis incapable de m'en aller. Je me contente de fixer ses magnifiques traits, espérant qu'il finisse par se réveiller…

 

Après ce qui est sans doute des heures, je vois l'aube commencer à poindre de l'autre côté du ciel. Des nuances d'orange viennent peindre l'horizon et émerveillée de ce spectacle, je me laisse aller à lui parler doucement, espérant le voir ouvrir les yeux enfin.

 

Ma voix semble tellement différente dans ce monde, je m'étonne de l'entendre envahir l'air chargé d'embruns, et alors que je caresse une nouvelle fois son visage, ses paupières se mettent à bouger, puis ses iris bleutées m’apparaissent peu à peu. Je lui souris, laissant mes lèvres se clore et mon cœur s'emballe de nouveau. Ses yeux s'ouvrent davantage et ses lèvres remuent, mais je ne peux comprendre ce qu'il dit. En même temps, il lève lentement son bras et ses doigts glissent dans mes longs cheveux blonds.

 

L'espace d'un instant, doux moment volé, je savoure le bonheur de partager quelque chose avec un homme à qui je viens de sauver la vie et à qui je sais que je suis en train de donner mon cœur. Mais alors que sa main a gagné mon visage, des éclats de voix me parviennent. Je me redresse brusquement et aperçoit plusieurs hommes au loin se dirigeant vers la plage, bien qu'ils ne puissent pas encore nous voir. À regret, je quitte le beau jeune homme après avoir déposé un rapide baiser sur sa main, et je plonge aussi vite que possible dans l'océan où est ma place et duquel je me sentirai à présent prisonnière.

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