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Chapitre 33 - Le destin de Sean

Sean

Je suis satisfait de retrouver le calme de mon bureau après une telle matinée. Tôt ce matin, on est venu me prévenir que le prince Méallan avait disparu de ses appartements et qu'on ne l'avait trouvé dans aucune pièce du château ni même dans les jardins. Il m'a alors fallu faire des pieds et des mains pour finalement obtenir d'Émilie qu'il était parti aux aurores, en compagnie d'Aslinn et de Larson comme chaperon, se promener en forêt.

 

La reine et sa cour ont eu de quoi parler, imaginer et deviner tout au long de la matinée, jusqu'à ce qu'il ne rentre un peu avant le déjeuner, accompagné d'Aslinn totalement plongée dans ses songes et pieds nus, que je n'ai pas eu l'occasion d'approcher depuis puisque Émilie s'est dépêchée de l'emmener dans sa chambre pour la faire se changer, ses vêtements froissés et bien trop simple ne convenant pas à la situation. Quant au prince, une fois de retour, il s'est retrouvé plongé dans la foule des curieux comme il fallait s'y attendre après une telle escapade. Depuis, il se trouve dans les appartements de la reine qui a sans doute fort peu apprécié de voir son fils disparaître ainsi.

 

J'ai donné des ordres pour reporter le déjeuner, mais je me doute qu'il n'aura pas lieu et que chacun devra demander de quoi se restaurer auprès de Mélanie ou des autres domestiques. Pour ma part, je n'ai pas vraiment faim. Je me demande aussi ce qui s'est passé ce matin, et ce que je devine comme tous les autres m'inquiète.

 

Pour ne plus penser à tout cela, je me plonge dans un tas de paperasse ennuyeuse. Une bonne heure s'écoule ainsi jusqu'à ce qu'on vienne frapper à ma porte. Je soupire avant d'autoriser à entrer. Je suis stupéfait de voir passer dans l’entrebâillement le doux visage d'Aslinn et ses yeux remplis de gaieté.

 

- Oh, Aslinn, je ne m'attendais pas à vous voir, entrez je vous en prie, l'invitai-je d'un geste du bras en me levant.

 

Elle rayonne d'un bonheur que je ne lui avais encore jamais vu sur le visage et qui confirme toutes mes craintes. En quelques pas, elle me rejoint de l'autre côté du bureau et me prend dans ses bras si frêles. Je suis un peu décontenancé, mais je lui rends son étreinte. Elle a l'air très émue lorsqu'elle s'écarte un peu de moi. Elle pose les doigts fins de sa main droite sur mon bras et me montre sa main gauche. J'y repère immédiatement l'anneau en or serti de plusieurs pierres précieuses qui s'y trouve, sur l'annulaire. Elle se mord distraitement les lèvres avant de sourire de plus belle.

 

Le prince l'a demandée en mariage. Il n'y a plus aucun doute possible… Je suis surpris de sentir une douleur aiguë me creuser le ventre. Elle va l'épouser et cette idée m'afflige bien au-delà de la culpabilité que je ressens, même si j’ignore dans quel piège je l'ai menée en suivant les directives de la sorcière. Mais il n'est pas temps d'étudier mes sentiments.

 

- Félicitations Aslinn ! m'efforçai-je de répondre avec le plus d'enthousiasme possible.

 

Son sourire semble vouloir déborder de son visage et elle me serre de nouveau dans ses bras. Je me sens tellement coupable… J'espère qu'elle sera heureuse.

 

 

Tard, très tard dans la nuit de ce même jour, je me dirige vers la plage où l'être maléfique auquel je suis lié m'attend. Je n'ai aucun doute quant à sa présence. Je suis obligé de lui rendre visite toutes les nuits depuis que la reine est arrivée au château. Elle s'inquiète beaucoup. Cette arrivée qu'elle n'avait pas prévue semble avoir bouleversé tous ses plans, ce qui me réconforte un peu.

 

Je l'aperçois de loin. La lune est haute et claire cette nuit. Sa silhouette se dessine parfaitement sur l'horizon bleu foncé. Je devine son visage et la noirceur de ses yeux sombres me glace. Je déteste ces moments à passer avec elle, mais je sais que ma liberté est proche… à quel prix ?

 

- Quelles sont les nouvelles ? me demanda-t-elle d'une voix incisive dès que je fus à distance suffisante pour l'entendre.

 

- Le Prince Méallan a demandé Aslinn en mariage, lui répondis-je instantanément en baissant la tête.

 

Je sens… je sais que cela ne va pas bien se passer pour Aslinn. Un silence s'en suit avant que la sorcière n'éclate de rire. Un rire gras, nerveux, elle exulte, pire, elle semble soulagée. De longues minutes s'écoulent ainsi et je me sens oppressé. Je voudrais l'envoyer au diable, lui dire que je ne veux plus être mêlé à ses lugubres desseins, quels qu'ils soient… mais alors je sais le lourd prix qu'il m'en coûterait. Je mourrais ici même probablement, après avoir passé de si longues années à sentir cette menace planer, à n'avoir vécu qu'à moitié, bloqué dans ces terres proches de cet océan qui m'a rendu à la vie mais m'a tout pris…

 

- Quand vont-ils se marier ? me demanda-t-elle finalement, me forçant à revenir au présent.

 

- Je n'en sais rien. Il faut encore que la reine donne son accord, mais probablement dans peu de temps, avant que toute la cour ne reparte, lui expliquai-je le cœur lourd.

 

- Parfait… conclut-elle, et je devine qu'elle sourit malgré l'obscurité et la distance qui me sépare encore d'elle et du rocher sur lequel elle est postée.

 

Je ne sais pas ce que je dois faire… mais une seule pensée pour le doux visage empli de bonheur d'Aslinn me donne le courage de parler.

 

- Que comptez-vous faire d'elle ? demandai-je, étonné par la détermination de ma propre voix.

 

Un silence pesant s'en suit. J'ignore à quoi m'attendre, mais je devine que sa réponse ne me plaira pas, que ce soit par la colère ou la froideur dont elle fait preuve la plupart du temps face à moi.

 

- Tu t'intéresses à la petite sirène à présent ? Je croyais pourtant que tu ne voulais rien savoir de mes desseins… répondit-elle, la perfidie planant dans chacun de ses mots.

 

Elle s'amuse à mes dépends. Elle a compris sans aucun mal que je me suis attaché à Aslinn. Je sens une bouffée de haine m'envahir alors que je regarde toujours dans sa direction.

 

- Je refuse que du mal lui soit fait, affirmai-je en cherchant à affronter son regard que je discerne mal dans l'obscurité.

 

Un nouveau rire sort de sa gorge, différent du précédent, grinçant, presque menaçant, qui me glace le sang.

 

- Tu aurais dû songer à tout cela bien plus tôt, jeune homme. Et dois-je te rappeler que tu n'es qu'à quelques jours de ta liberté ? Serais-tu prêt à mourir ce soir pour t'assurer du bien être de cette petite sirène que tu connais à peine et qui souhaite de toute manière offrir son cœur à un autre que toi ?

 

Sa réplique atteint sa cible en plein cœur. Ma poitrine se serre, mais je refuse de laisser ces sentiments m'envahir. Je ne suis pas amoureux d'elle, j'ai seulement développé de l'affection, ce qui est tout à fait normal lorsqu'on partage l'intimité de quelqu'un. Il est à partir de là tout aussi normal que je m'inquiète pour elle, au nom de cette affection.

 

- Cesses de te soucier d'elle et penses à la vie que tu pourras mener lorsque tu seras libre de partir, conclut la sorcière en me désignant le château. Maintenant rentres chez toi et reviens quand cela sera nécessaire. Je t'attendrai ici chaque soir à la même heure, mais ne te présentes pas si tu n'as rien à m'apprendre.

 

Je voudrais protester, mais je sais qu'elle ne répondra à aucune de mes questions. Peut-être est-il tout simplement trop tard à présent. Je l'ignore. Je ne sais pas ce qu'elle compte faire d'Aslinn ou même du prince, qui était sa première cible avant que Larson ne brise ce maudit filtre qu'elle m'avait confié.

 

Je sens mes épaules s'affaisser sous mon impuissance… alors je quitte la plage et retourne vers mon château.

 

 

Dans la noirceur de ma chambre, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Une multitude d'idées voguent à travers mon esprit. Je songe à Aslinn, à ce qui pourrait lui arriver, à ma liberté… et toujours je reviens vers cette nuit, à ce bateau… j'aurais dû mourir et pourtant je suis toujours là, bien vivant… mais à quel prix ? À quel prix…

 

Je me tourne dans mon lit et m’exhorte à penser à autre chose, mais rien ne vient. Alors les images reprennent leur place et je revis encore ce souvenir que je voudrais pouvoir oublier à jamais. La nuit sans lune tout autour de moi, le bruit déchirant de la tempête sur l'océan, le bois grinçant du bateau avant qu'il ne se fasse submerger par les vagues bien trop hautes. Puis l'eau glacée qui saisit avant d'engourdir tous les membres du corps et empêche de respirer. J'ai d'abord essayé de lutter, j'ai nagé tant que j'ai pu, avalé l'air en même temps que quelques gerbes d'eau salée qui me faisaient tousser et cracher. Et puis le froid, le désespoir, le vide, et mon corps qui coule lentement vers les profondeurs de l'océan.

 

Dans ces cauchemars qui hantent mes nuits, je me vois toujours lentement glisser vers le fond. Je me vois mort ou presque, sans aucun espoir, je suis terrifié et j'ai mal tant j'ai peur de ce qui est en train d'arriver, inexorablement. Et puis, alors que tout est noir et que mes poumons semblent prêts à éclater dans ma poitrine, j'aperçois une lueur, quelque chose dans le fin fond de l'océan, comme un autre monde où il y a de la lumière, de la vie, où tout n'est pas définitivement perdu. Je ne sais pas où je vais, mais j'ai l'impression que l'on va m'y accueillir. Je me demande s’il s'agit du paradis pour les noyés, malheureux naufragés de la terre.

 

Mais je n'y arrive pas. Quelque chose ou plutôt quelqu'un me tire vers la surface pourtant déjà loin. Ma vision si claire de ce monde aquatique se brouille et lorsque j'ouvre les yeux à nouveau, je suis dans un endroit sombre. Mes sensations sont emmêlées. Je ne sais pas si je suis vivant ou mort, si j'ai un corps ou ne suis plus qu'un esprit. Je suis perdu. Pourtant une voix me parle, une voix désagréable que je ne veux pas entendre.

 

- Jeune humain, réveilles toi à présent, il est temps, me répète-t-elle sans cesse.

 

C'est là que je la vois pour la première fois. Aussitôt elle me fait horreur autant que son visage fascinant attire mon œil. Ses traits sont fins et lisses, sa peau livide, ses lèvres étroites, d'une couleur qui m'évoque instantanément la mort, et surtout ses yeux… un regard qui depuis ne m'a plus jamais complètement quitté et dont je n'ai jamais pu m'éloigner.

 

Elle me fixe, je vois sa bouche se tordre et son visage s'approche de moi… encore et encore…

 

Je me redresse d'un coup dans mon lit. Loin d'être en sueur comme souvent, j'ai l'impression d'être glacé. Je quitte mon lit en hâte, la sensation des draps sur ma peau m'oppresse.

 

Je me poste devant la fenêtre et observe l'océan. Mon regard se perd dans le bleu serein de ce tout début de matinée. Je n'aperçois pas encore le soleil, mais il apparaîtra certainement dans moins d'une heure. Bien que je sache qu'elle n'y est pas, je ne peux m'empêcher de regarder attentivement son rocher.

 

Cette sorcière a volé mon âme. Je suis mort cette nuit de tempête et lorsque mon âme a quitté mon corps pour monter jusqu'au ciel, elle s'en est saisie, et depuis, une partie de moi est prisonnière d'elle. Je ne saurais continuer à vivre sans mon âme, comme toute autre personne ici bas sur la terre, mais je ne sais comment, elle m'a rendu la vie. Et depuis, je ne peux partir d'ici, sans quoi mon corps périrait, privé d'une de ses essences vitales.

 

Pendant de longues années, je lui ai été reconnaissant. J'ai perdu mon père cette nuit là. Il était sur le bateau avec moi, mais lui n'a pas survécu. J'étais en vie et je voyais cette perspective comme la seule chose dont il fallait se réjouir. Le temps a passé et j'ai appris la prison qui est mienne. 

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