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Chapitre 1 - Le monde de l'air

Aslinn

Aujourd'hui est un grand jour ! Peut-être même le plus grand que j'ai eu à vivre de ma vie jusque-là ! Pour la toute première fois, je vais avoir le droit de monter jusqu'à la surface de l'eau, à la frontière des deux mondes, de l'océan et de l'air. Ce passage initiatique, qui signifie que j'ai atteint l'âge adulte, et que je suis devenue capable d'être une sirène responsable et autonome, correspond au jour de mon quinzième anniversaire. J'ai attendu avec tellement d'impatience cette merveilleuse journée… J'ai compté les semaines et les jours depuis si longtemps… et à présent, les quelques minutes qui me séparent encore de ce grand moment me paraissent une éternité.

 

Je suis pour l'instant seule dans la vaste salle des trônes. Je contemple les mûrs façonnés de sable et de coquillages, qui montent haut jusqu'au dessus de moi, le sol en pierre brute dont la teinte grisée rappelle les fonds de sable de notre océan. J'ai grandi ici. J'ai assisté à chacun des événements qui ont traversés le règne de mon père depuis ma naissance, souvent assise sur la nageoire de ma mère ou d'une de mes sœurs aînées. Pourtant, je n'ai jamais tant désiré de pouvoir m'en aller.

 

En face de moi se trouvent les dix sièges royaux, que je détaille même si je les connais sans doute aussi bien que le grand sculpteur qui les a réalisé. Au centre, il y a d'abord ceux du Roi Ternoc mon père et de la Reine Sybiline ma mère, qui nous a quittés depuis maintenant dix ans - mais mon père a tenu à ce que son siège reste là, à côté du sien. C'est toutefois ma grand-mère, la reine douairière Treasa qui l'occupe lors des visites officielles et des réceptions. Ces deux trônes-ci sont les plus majestueux, entièrement couvert d'or et ciselés dans des motifs merveilleux, les créatures marines qu'ils représentent sont là pour raconter les légendes du Dieu Poséidon. De chaque côté s'étendent ensuite trois sièges en argent, bien moins imposant mais tout aussi joliment ciselés, avec des hippocampes, des pieuvres, des dauphins et poissons… ceux des six filles du Roi dont je suis la cadette.

 

Je trépigne en attendant de voir apparaître mes sœurs, qui doivent venir prendre place les premières, face à moi, pour cette dernière cérémonie de ma quinzième année qui se déroule dans l'inimité de la famille royale. Je dois y recevoir la protection des miens pour débuter une nouvelle partie de ma vie, faite de voyages dont le premier est celui du monde de l'air.

 

Hier soir, une grande réception a été donnée en mon honneur pour mes quinze ans, comme le veut la tradition. Il y a eu énormément de monde. Des sirènes et tritons de toutes les familles royales ou nobles sont venus des quatre coins des océans, des sept royaumes existant pour honorer la princesse Aslinn d'Atlantis. Le bal a été merveilleux à bien des égards, les chants, la musique et les danses ont enchantés cette soirée majestueuse que je ne suis certainement pas prête d'oublier. Mais rien de tout cela n'a pu faire taire cette petite voix au fond de moi, qui n'attend que cette première rencontre avec un autre monde que j'ai déjà tellement exploré en pensées.

 

Je ne peux m'empêcher de sourire, et c'est le regard réprobateur d'Eireen, ma sœur aînée, que je rencontre lorsqu'elle fait son entrée dans la grande salle des trônes. Eireen est la plus sérieuse des filles du Roi Ternoc, et sa digne héritière. Toutefois, aujourd'hui elle n'y ressemble pas. Elle porte seulement une cape d'algue pourpre sur laquelle ses cheveux foncés retombent en une simple tresse et une parure de petits coquillages blancs qui entourent sa longue nageoire rosée.

 

Elle s'avance jusqu'à être devant moi, pose sa main sur mon épaule et munie de son air le plus solennel déclare :

 

- Que ta vie soit sage.

 

Je la remercie en essayant d'avoir l'air plus sérieuse, plus recueillie dans cet humble moment de mon histoire, après quoi je l'observe nager jusqu'à son siège où elle s'assoit gracieusement.

 

Mazoe, ma seconde sœur, entre ensuite dans la vaste salle. Elle a le visage tout aussi sérieux qu'Eireen en nageant vers moi, ses cheveux blonds pâle ne lui donnant pas l'air plus douce. Ses yeux incroyablement clairs se posent sur mon visage, et je me retiens cette fois de sourire. Lorsqu'elle pose à son tour sa main sur mon épaule, la légère toile d'araignée de mer ocre qui entoure ses épaules se soulève, laissant échapper quelques bulles qui remontent aussitôt vers le plafond nacré de la salle des trônes.

 

- Je te souhaite une longue vie, Aslinn, dit-elle de sa voix basse.

 

Lui succède Géileis, la troisième fille de la famille royale, tandis que Mazoe prend place à côté d'Eireen. Géileis est indéniablement la plus belle d'entre nous. Son visage a quelque chose de tendre, les petites fossettes au creux de ses joues lui donnant un air de malice. Sa longue chevelure presque rouge et son regard vert pétillant lui confère un charme qui ne peut laisser indifférent.

 

- Que ta vie soit pleine de beauté, petite sœur.

 

En prononçant ces mots, un demi sourire aux lèvres, elle laisse sa main glisser de mon épaule à mon bras, qu'elle presse doucement avant de rejoindre nos aînées, sur le dernier trône qui se dresse à droite de ceux de nos parents.

 

Entre alors Daithe, dont la nageoire vert d'eau scintille à chacun de ses mouvements. Un air serein et rassurant flotte sur son visage entouré par ses cheveux bruns entièrement tressés, tandis qu'elle me rejoint au milieu de la salle. Daithe est l'une de mes sœurs dont je me sens le plus proche. Malgré notre différence d'âge, j'ai grandis avec elle, tandis que nos sœurs aînées voyageaient à travers l'immensité des océans.

 

- J'espère que ta vie sera conduite par le courage, déclara-t-elle.

 

Une fois Daithe assise seule à gauche des trônes de nos parents, Rosheen fait son entrée, l'avant dernière des filles du Roi Ternoc, sans aucun doute la plus douce d'entre elle. Ses ondoyants cheveux blonds sont parés de petits coquillages savamment agencés entre les mèches de sa coiffure. Elle porte une cape, tout comme Eireen, mais d'une couleur beaucoup plus claire, dans les tons roses, qui tranchent avec sa nageoire bleue vif.

 

Rosheen n'est mon aîné que de onze années, ce qui fait que nous avons toujours été très proche l'une de l'autre. Elle est la gardienne de bon nombre de mes secrets, et je suis la confidente des émotions parfois trop vivent qui la traversent. Tout comme moi, elle ne peut s'empêcher d'afficher sa joie tandis qu'elle nage jusqu'à l'endroit où je me tiens. Je sens son émotion lorsqu'elle se redresse devant moi et que son regard plonge dans le mien.

 

- Que ta vie ne soit que bonheur, ma chère Aslinn.

 

Je hoche la tête en sentant ma gorge se serrer légèrement, puis la regarde s'éloigner vers son trône d'argent. Je crois que j'ai rarement ressenti autant de choses en même temps, entre la joie, l'excitation, l'impatience et la fierté… Je tire légèrement sur mon bustier constitué de coraux verts et rouges que j'ai tout à coup l'impression de sentir trop serré contre ma peau.

 

Après quelques secondes d'un silence absolu, ma grand-mère entre à son tour dans la salle des trônes. Elle porte son diadème de cérémonie, orné de petites pierres d’aigue-marine, et un long vêtement d'apparat gris aux nuances argentées qui arrive jusqu'au milieu de sa nageoire et flotte gracieusement autour d'elle. Dans ses mains, elle a avec elle un écrin d'algues bleues que je reconnais très bien, dans lequel se trouve un collier de perles aux reflets de nacre ayant appartenu à chaque femme de sang royal de la lignée d'Atlantis. Ce collier a, année après année, appartenu à chacune de mes sœurs pour leur quinzième anniversaire et à présent, il va m'être offert afin que je le porte à mon tour.

 

- Chère princesse Aslinn, sixième fille du Roi Ternoc et de la Reine Sybiline, voici le collier aux trente perles du Royaume d'Atlantis. Prends en soin, porte le noblement et apprends à honorer ta lignée comme il saura honorer ta grâce, énonça-t-elle simplement comme l'a fait ma mère pour mes sœurs avant elle.

 

Je m'incline légèrement, la poitrine emplie par la solennité de cet intense moment de ma vie, et la regarde écarter les algues du bout de ses doigts pour laisser apparaître le magnifique présent, avant de baisser la tête afin qu'elle puisse l'attacher autour de mon cou. Ma grand-mère a rarement eu l'air aussi émue. Je ne sais si cela est dû au fait que je suis la dernière de ses petites filles à passer ce cap initiatique ou parce qu'elle se tient là où devrait encore se trouver notre mère… Lorsque je croise enfin son regard, j'ai le sentiment qu'elle est fière de moi aujourd'hui, en ce grand jour où je cesse d'être la petite sirène que j'ai été jusque-là.

 

- Sois prudente dans ton premier voyage, et que ta vie soit guidée par le grand Poséidon, déclara-t-elle sur le même ton solennel que mes sœurs avant de les rejoindre, prenant place sur le trône majestueux de notre mère.

 

Sachant que le Roi Ternoc va arriver bientôt, je baisse humblement la tête et fixe le sol de la salle, effleurant de ma nageoire les pierres grises qui le compose. Le silence s’abat tout autour de moi et je n'entends même pas un murmure de la part de mes sœurs. J'arrive à garder mon sang-froid et la maîtrise de moi-même quelques instants, avant de ne pouvoir m'empêcher de relever doucement mon visage vers les trônes, bien en face de moi. Je croise le regard de Daithe qui me sourit, pleine de bienveillance, avant de réaliser que toutes en face de moi me fixent presque immobiles. Rapidement, je me penche à nouveau, le visage vers le sol et le buste en avant, devinant les regards réprobateurs d'Eireen et de ma grand-mère alors que je ne suis pas censée bouger pendant la cérémonie.

 

Finalement, après une minute encore, j'entends le Roi arriver. Je le devine à la force de sa nageoire que je sens vibrer dans l'eau plus que je ne l'entends en réalité. Il vient se placer en face de moi tandis que je ne bouge pas d'une seule de mes écailles, rigide comme un corail. Il sera le dernier à prendre la parole pour moi lors de cette cérémonie, avant que ma grand-mère ne m'accompagne jusqu’au courant qui mène à la surface.

 

- Aslinn, dit-il uniquement, de sa voix grave et solennelle.

 

Aussitôt, je lève mon visage vers lui afin de le regarder droit dans les yeux. J'y lis toute la sagesse et l'expérience qui ont su faire de lui un bon Roi pour Atlantis. Il est le modèle adulé par Eireen et un père respecté de nous toutes, même si la tendresse et l'affection lui font défaut depuis que notre mère s'est changée en écume. Je ne l'ai de toute manière connu qu'ainsi, et bien que mes sœurs m'aient raconté mille histoires sur lui dans leur propre jeunesse, je ne connais que son autorité et parfois sa colère lorsque mes agissements lui déplaisent.

 

Plus grand que moi d'une tête au moins, je suis presque impressionnée de le voir aussi près de moi. Sa large nageoire sombre comme les rochers est recouverte en partie par des algues adacées d'un vert prononcé, l'algue des Roi, que je reconnais pour les lui voir porter à chacune des cérémonies officielles. Ses longs cheveux bruns et grisonnants sont plaqués en arrière, seule son épaisse couronne d'épines de coraux ocres vient décorer son large front. Il tient bien évidemment dans sa main droite le trident d'Atlantis, plus étincelant que jamais, fait d'or et agrémentés d'une multitudes de pierres précieuses et colorées, symbolisant chacun des monarques qui en ont eu la possession.

 

- Aslinn, reprit-t-il sur le même ton, tu es la dernière de mes filles et ainsi la dernière princesse du royaume d'Atlantis qui entre dans le monde. Puisses-tu rendre ton peuple comme ta famille fiers de toi, et montrer la voie de la sagesse à tous par ton exemplarité.

 

Sur ces mots, notre père brise un coquillage d'ocre au dessus de ma tête couverte de fleurs, dont ne tardent pas à s'échapper quelques volutes d'encres orangées. La main ainsi tâchée, il pose sur mon épaule un éclat restant du coquillage et trace avec lui le blason de notre famille : une vague transpercée d'un trident. Cela ne me fait pas mal, mais je sens mon cœur s'emballer dans ma poitrine comme au début de la cérémonie, maintenant que je sais que le grand moment approche enfin.

 

Notre père prononce encore quelques paroles empruntent de sagesse de sa voix la plus solennelle avant de poser à son tour sa main sur mon épaule, à l'emplacement exact du blason qu'il y a tracé. Il me souhaite alors une belle expérience du monde des hommes et que je sache faire preuve de prudence tout au long de ma vie. Le ton de sa voix durcit encore un peu au moment où il prononce cette dernière phrase, et je sais très bien que davantage que le Roi, c'est le père qui m'incite à me tenir loin des dangers du monde de l'air.

 

J'acquiesce sans ciller, et après un instant supplémentaire, il disparaît de la salle des trônes, probablement pour retourner à ses devoirs de Roi. Voilà, la dernière cérémonie de mon quinzième anniversaire terminée. À peine est-il parti que mes sœurs nagent jusqu'à moi, m'entourant et me couvrant de félicitations. Bien évidemment, Eireen est la moins expansive et ne tarde pas à quitter la salle des trônes à la suite de notre père, après m'avoir recommandé de son air le plus sérieux de ne pas faire de bêtises, et de surtout éviter toute situation qui puisse me mettre en danger.

 

- Aslinn, tu dois avoir tellement hâte d'aller dans le monde de l'air. Tu verras c'est très différent de tout ce que tu connais déjà, m'assura Géileis en retouchant une fleur de ma couronne qui de toute évidence n'est pas restée à sa place.

 

- Différent, mais pas forcément mieux. Il ne faut pas que tu continue à te monter la tête à ce sujet, c'est un autre monde, c'est tout, reprit Mazoe, d'une façon beaucoup plus modérée.

 

Je sais très bien ce que pensent mes deux sœurs aînées de ma fascination pour le monde de l'air, elles ne s'en sont jamais cachées. Toutefois, je suis beaucoup plus intéressée par les paroles de Géileis, qui vont dans le sens de ce que je ressens en ce moment même. Je vais enfin faire la découverte à laquelle j'aspire depuis mon plus jeune âge. Je veux voir comment sont les choses dans un monde qui n'est pas entièrement submergé par les eaux. Bien sûr, j'aime profondément l'océan dans lequel j'ai grandis, mais que pourrait-il y avoir de plus palpitant qu'un monde inconnu à découvrir ? Je sais d'autant plus quelle chance est la mienne que ce privilège n'est accordé qu'aux membres de la famille royale. Les habitants d'Atlantis n'ont pas le droit de monter à la surface, cela risquerait de nous faire découvrir, et le Roi Ternoc a toujours été très clair à ce sujet : les deux mondes ne sont pas fait pour cohabiter ensemble. Des tentatives ont déjà été faites par le passé, et jamais aucune d'entre elles n'a eu l'once d'une issue favorable.

 

- Voilà, Aslinn, tu y es, j'espère que ça te plairas autant que tu l'espère, reprit Rosheen après quelques secondes de silence, en venant me prendre les mains.

 

Je les lui serre en lui rendant son sourire. Elle est la seule à savoir à quel point j'ai attendu ce jour, et précisément ce moment. Je ne sais pas comment Rosheen n'a pas tout simplement fini par me demander de me taire, en particulier ces dernières semaines.

 

- Je suis sûre que nous ne te reverrons pas avant ce soir, s'amusa Géileis en chassant cette fois quelques bulles de ma parure.

 

- Ce sera alors l'occasion pour nous de l'entendre bavarder pendant d’innombrables minutes, mais bon, nous en avons l'habitude à présent, plaisanta Mazoe avec un demi sourire en coin. Amuses toi bien petite sœur, ajouta-t-elle avant de quitter la salle des trônes à son tour.

 

Je hoche la tête de bas en haut en la regardant s'en aller. Mazoe et moi n'avons jamais été particulièrement proche, mais au moins elle sait se rendre plus agréable qu'Eireen, et je sais qu'elle est une grande sœur soucieuse de sa famille, ce qui est loin d'être toujours le cas à travers les différents océans qui peuplent notre monde.

 

- Je crois que je commence à ne plus tenir en place, déclarai-je à mes trois sœurs toujours présentes autour de moi.

 

Rosheen et Géileis rient tandis que Daithe lève les yeux vers le plafond, un large sourire aux lèvres malgré tout. Daithe n'a rien dit jusque-là, mais son expression traduit pour elle sa joie. Elle n'a jamais été très bavarde, contrairement à moi, mais son visage parle souvent pour elle.

 

- J'aurais peut-être dû te souhaiter d'être plus encline à la pondération, ma petite Aslinn, me taquina notre grand-mère, qui quitte seulement l'imposant trône couvert d'or de notre mère pour venir nous rejoindre.

 

- Je crois que c'est une chose qu'elle ne connaîtra pas avant au moins quelques décennies, ne pu s'empêcher de répondre Géileis, moqueuse, remarque que notre grand-mère chasse d'un bref geste de la main sans se départir de son air jovial.

 

- Tu es prête à y aller, Aslinn ? Me demanda notre grand-mère d'un ton plus autoritaire, faisant cesser toute remarque ou bavardage de mes sœurs.

 

- Aussi prête qu'il est possible de l'être, répondis-je avec conviction, hochant la tête et manquant de faire dégringoler ma couronne de fleurs, ce qui ne manque pas d'attirer l'attention de Géileis.

 

Mes sœurs me souhaitent encore de bien m'amuser mais aussi d'être prudente avant que notre grand-mère ne les renvoie à leurs tâches journalières. Quelques secondes qui me paraissent interminables s'écoulent avant que ma grand-mère ne décide de prendre à nouveau la parole afin de s'adresser à moi de sa voix la plus solennelle :

 

- Je sais bien qu'on te l'as assez répété, mais soit prudente. Prudente pour ne pas te mettre en danger, mais également prudente pour ne pas te faire voir. Comme tu l'as appris, les humains ne nous considèrent que comme des croyances, ou des créatures mythologiques, et il en va très bien ainsi. Je sais que tu es d'une curiosité débordante mais ne prend pas de risque pour autant. Tu as quinze ans aujourd'hui, tu dois apprendre à être raisonnable, et tu sais très bien de toute façon que tu auras l'occasion d'y retourner maintenant que tu entre dans le monde des adultes.

 

Tout en l'écoutant, j'essaie de prendre un air plus calme et de donner l'impression à ma grand-mère que je suis parfaitement maîtresse de moi-même. C'est vrai que ce n'est pas une chose que j'excelle à faire de manière générale, mais je dois lui montrer que je peux bel et bien faire partie du monde des adultes à présent. Bien que je sois la petite dernière de ma famille, je ne suis plus une enfant.

 

- Bien, je voulais être sûre que tout soit clair pour toi, fini-t-elle après m'avoir dévisagé un certain temps.

 

- C'est parfaitement clair, confirmai-je en la regardant droit dans les yeux, la mine toujours aussi sérieuse que possible.

 

Finalement, ma grand-mère fini par lâcher mon regard, visiblement satisfaite de notre petit échange. Pour ma part, je me remets instantanément à trépigner d'impatience. Nous y sommes enfin, ce moment où elle va m'emmener jusqu'au passage qui mène vers le monde de l'air. Il serait facile de penser que le monde de l'air est accessible à tout instant, qu'il suffit de nager vers la surface jusqu'à sortir la tête de l'eau, mais Atlantis a été construite dans une partie très profonde de l'océan, justement afin que les deux mondes soient bien séparés l'un de l'autre. Ainsi, il faut pour monter jusque la surface emprunter un courant spécifique, sans quoi l'ascension prendrait bien trop de temps, de plus, il existe de nombreux dangers dans les différentes strates de l'océan qui nous séparent de la surface, auxquels il ne vaut mieux pas se confronter.

 

Ma grand-mère me demande donc finalement de la suivre. Je m'exécute aussitôt, veillant à ne pas trop me presser afin de continuer à paraître parfaitement maîtresse de moi-même. Nous quittons ainsi la salle des trônes pour gagner les couloirs du palais aux parois lisses et nacrées qui renvoient des éclats brillants quand on y prête attention. Mais je n'y prête pas particulièrement attention, mes pensées se sont déjà évadées loin d'ici et je regarde à peine où je nage, me contentant de garder une distance raisonnable vis à vis de ma grand-mère.

 

En quelques minutes, nous quittons l'aile principale du palais, qui contient toutes les salles officielles et ouvertes aux divers membres de la Cour d'Atlantis. L'aile Est est réservée à l'usage des membres de la famille royale et de ses domestiques, c'est là que se trouvent nos chambres, entre autres pièces de commodité. Enfin, l'aile Ouest abrite la gigantesque salle de réception qui fait le succès de chacun des bals donnés au palais, dans laquelle nous avons d'ailleurs fêté mon anniversaire, hier seulement.

 

Une fois hors du palais, nous nageons vers le Nord de la ville, passant au dessus des nombreuses rues et maisons qui composent les différents quartiers d'Atlantis. Les quartiers du Nord sont les plus pauvres, mais les maisons sont tout de même tout à fait convenables. Le Roi Ternoc veille à ce qu'il n'y ait pas de misère dans son Royaume, à ce que chacun ait droit à une vie décente, ce qui n'a pas toujours été le cas selon nos professeurs d'Histoire. Ainsi, les maisons des quartiers Nord sont très simples, en pierres grises, parfois peintes dans des couleurs originales afin de cacher le manque de finition. Les toits d'algues sont d'un vert profond, parfois garnis de quelques coquillages, alors que les maisons plus aisées en sont intégralement recouvertes. Les rues sont simples, pas de pavés, uniquement du sable très fin qui s'envole dans les airs lorsque quelqu'un passe un peu trop vite.

 

Je me demande ce à quoi ressemble les rues des hommes. Mes sœurs, qui m'ont raconté certains de leurs voyages, m'ont dit qu'ils y circulent souvent sur le dos de grandes bêtes qu'ils appellent des chevaux, et qu'ils y restent parfois de longues heures pour faire du commerce… ce qui ne se produirait jamais dans une de nos rues. Leurs vies doivent être tellement différentes des nôtres…

 

- Aslinn, ne traîne pas ainsi, je n'ai pas toute la journée devant moi, et je suis sûre que tu n'as pas envie de perdre une minute ici, me rappela ma grand-mère alors que nous dépassons la ville.

 

Sans un mot, je hoche la tête et presse l'allure pour la rejoindre un peu plus haut. Nous traversons les quelques plaines de sables désertes qui entourent Atlantis pour atteindre les falaises de roches noires qui forment une sorte de rempart tout autour de nous, dans les profondeurs de l'océan. À ma gauche, je reconnais au loin la fosse d'Hergart, sur laquelle on raconte les pires histoires d'épouvantes, et où je n'ai pas le droit d'aller.

 

- Si tu reviens seule par ici, prends bien soin de regarder où tu mets ta nageoire, cela peut-être dangereux si tu n'y prends pas garde, me prévient ma grand-mère en s'avançant vers la falaise qui nous fait face. C'est ici, m'indiqua-t-elle ensuite en désignant un morceau de roche apparemment plus clair que le reste de la paroi, que se trouve le passage vers le monde de l'air. Il n'est pas marqué de façon plus précise, afin que personne ne puisse s'y rendre par hasard. Il y a uniquement cette petite tâche que tu vois là, et si tu viens te mettre juste en dessous, tu verras que l'eau semble elle-même différente, juste là.

 

Comme elle me l'a indiqué, je m'approche de la falaise, et lorsque je me trouve presque contre la tâche brune, je lève les yeux. En effet, il me semble percevoir une sorte de cercle un peu mal formé, légèrement plus clair que l'eau d'un bleu profond qui nous entoure. J'ai l'impression de sentir mon corps entier s'emballer en réalisant soudainement que pour de vrai, dans quelques minutes, je serais là-haut.

 

- Voilà, ma petite Aslinn, c'est ici que commence ton premier voyage, soupira ma grand-mère, visiblement partagée entre l'émotion et l'inquiétude. À présent, je vais te laisser aller seule.

 

J'acquiesce, mes yeux faisant des allers-retours entre le chemin du monde de l'air et ma grand-mère qui se tient toujours face à moi. Je lui souris, espérant la rassurer quelque peu.

 

- Ne t'inquiète pas grand-mère, je serais prudent comme vous me l'avez recommandé. Tout se passera très bien.

 

- J'y compte bien. Mais n'oublies pas de faire attention à ne pas être vue. Ne te laisse pas distraire comme tu as tendance à le faire pendant tes leçons, ne pu-t-elle s'empêche de me prévenir encore malgré tous les conseils qu'elle m'a déjà donné.

 

- Tout se passera très bien, répétai-je, lui présentant mon air le plus confiant.

 

- Bien, alors nous t'attendrons au dîner pour que tu nous fasse le récit de ce que tu auras découvert.

 

Sur ces derniers mots, elle rebrousse chemin, et je la regarde pendant quelques instants s'éloigner vers la ville qui semble légèrement luire au loin, dans l'obscurité dense qui règne ici, proche de la falaise. Ces instants passés, je me tourne de nouveau vers le passage qui va me conduire à mon rêve d'enfant. J'ai l'impression de sentir le bout de mes doigts picoter tant l'impatience me presse toute entière. Et sans plus réfléchir je me lance, les bras en avant vers le cercle d'eau clair qui se trouve au dessus de ma tête. Je sens aussitôt le courant m'aspirer tandis que la pression plus importante de l'eau compresse ma nageoire. Je m'habitue toutefois rapidement et me mets aussitôt à nager, me propulsant à grande vitesse toujours plus haut, plus haut que je ne l'ai jamais été.

 

Soudainement, comme si je venais de passer un cap, l'eau devient beaucoup plus clair autour de moi, je perçois de la lumière, de plus en plus intense qui me force à fermer les yeux quelques instants. Bientôt, je quitte le courant qui s'arrête visiblement quelques mètres avant la surface. Surprise de ne plus le sentir me porter, je m'arrête et observe l'eau qui m'entoure. J'aperçois au loin un banc de poissons dont les écailles brillent, éclairées par la lumière du soleil. Je lève alors le nez, et devine en plissant les yeux la limite entre les deux mondes, la surface de l'eau, qui semble agitée par le mouvement régulier des vagues.

 

Je sens mon cœur s'emballer dans ma poitrine. J'y suis ! J'ai presque envie de rire. Quel merveilleux cadeau d'anniversaire… Alors je n'attends pas plus, et en quelques coups de nageoire, je me projette vers le monde de l'air.

 

Mon corps jaillit de l'eau et j'ai l'impression que mille sensations fondent sur moi en même temps. D'un coup, je sens l'air autour de moi, une sensation incroyablement légère sur ma peau en même temps que quelques gouttes d'eau reviennent s'écraser sur mes bras. Je respire pour la première fois. Mon nez qui jusque-là ne m'avait jamais servi laisse enfin passer de l'air dans mes poumons. Je me sens libre, juste libre. Je voudrais rire, chanter et danser tout en même temps. Mon regard se pose sur le ciel et je contemple l'immensité bleue pâle qui rejoint l'océan à l'horizon en une magnifique ligne dorée que j'ai l'impression de voir scintiller. Au loin, j'aperçois quelques nuages immaculés et blancs qui naviguent à travers les cieux comme les bateaux doivent le faire sur l'eau. J'aimerais pouvoir les toucher, connaître leur texture et y plonger, mais de pouvoir les regarder me comble déjà de joie. Enfin, il y a le soleil, cet astre de mille lumières qui inonde presque trop mes yeux de ses rayons. Il est si beau que c'est à se demander si ce n'est pas Poséidon lui-même qui l'a créé pour peindre l'océan de ses éclats.

 

Je dérive dans ma contemplation lorsque le cri d'une mouette me fait tourner la tête. Je l'aperçois, les ailes aux plumes si blanches tendues dans le ciel. Elle vole vers la terre que je devine au loin. Je sens mon cœur s'emballer à nouveau et plonge dans sa direction pour rejoindre le rivage. La distance qui me sépare de la plage n'est plus rien en quelques minutes et j'aperçois la magnifique étendue de sable clair. Je n'ai jamais vu spectacle plus saisissant de ma vie ! De hautes falaises s'élèvent du sol, recouvertes d'herbes vertes et de petites roches brunes. à leurs pieds s'étend le sable où les vagues viennent s'éteindre en projetant parfois de petites gerbes d'écumes dans les airs. En m'approchant, je remarque la nette démarcation du sable encore sec, si clair et qui parfois s'envole lorsque le vent souffle sur lui, tandis que le sable humidifié par l'océan semble plus dense, comme celui que j'ai toujours connu à Atlantis.

 

Arrivée à l'endroit où il y a si peu de profondeur que ma nageoire commence à toucher le sable tapis au fond de l'eau, je me force à m'arrêter, consciente du danger qu'il pourrait y avoir à aller sur la plage, en plein jour qui plus est. J'ai promis de rester prudente. Je me contente alors d'observer cette si belle vue durant de longues minutes. Je me fait la réflexion que je serais incapable de m'en lasser, lorsqu'un chatouillis me frôle la nageoire, me faisant sursauter. En baissant les yeux, j'aperçois de tous petits poissons, plus petits que tout ce que j'ai pu voir jusqu'à présent, qui filent aussi vite que possible en me touchant. Amusée, je me laisse aller sous l'eau et les observe s’agiter, provoquant de petits éclats argentés sur leurs fines écailles.

 

Je décide rapidement d'aller explorer un peu plus loin. Je longe la côte, admire les arcs rocheux qui jalonnent par endroit l'étendue infinie de sable, jusqu'à trouver quelques rochers sortant de l'eau, suffisamment éloignés de l'endroit où l'océan et la terre se divisent pour ne pas risquer de m'y retrouvée bloquée. Je me perche sur l'un d'eux, grimpant à l'aide de mes bras sur la roche rendue humide par les assauts des vagues. De là où je suis, j'aperçois un crabe ramper sur le sable avant qu'il ne disparaisse dans l'eau où il va probablement s'enterrer.

 

Je me sens si bien ici, le son des vagues emplissant mon cœur d'une tendresse étrange. Elles sont pour moi la liaison parfaite entre les deux mondes. Elles sont faites d'eau mais ne peuvent exister sans l'air, ni la terre sur laquelle elles viennent s'éteindre. Leurs roulis incessant me fascine et je reste là à me laisser bercer par elles, le regard perdu loin dans les terres que j'essaie d'imaginer. Je me demande à quoi ressemblent les champs, les maisons, les gens qui peuplent ces endroits si loin de moi.

 

Je suis ramenée à la réalité par un bruit étrange, un crissement désagréable. Je tourne aussitôt la tête vers l'endroit d'où il provient pour apercevoir un homme qui avance vers moi. Il est déjà incroyablement près, sur le sable humide où l'eau vient mouiller le bout de ce qu'il porte sur ses pieds. Je me fige en le dévisageant, incapable de réaliser qu'il est réellement là, à quelques mètres de mon rocher. L'homme me semble très grand, ses cheveux voltigent autour de sa tête, malmenés par les bourrasques du vent marin qui souffle autour de nous. Il porte un vêtement blanc qui lui arrive jusqu'à la taille, puis un autre brun, presque noir, qui arrive jusqu'à la moitié de ses jambes… ses jambes. Mon regard ne peut s'empêcher d'aller sur elles. C'est donc ainsi qu'ils sont, comme sur les dessins que j'ai maintes fois observés.

 

Le choc passé, je relève les yeux sur lui. Il est immobile sur cette étendue de sable, mais je sais qu'il me fixe. Reprenant soudain le sens des réalités, je me jette dans l'eau et nage le plus loin possible de cette plage.  

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