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Chapitre 10 - Sentence

Aslinn

- Es-tu parfaitement inconsciente ?! tonna mon père si fort que l'eau vibre un instant tout autour de nous.

 

Je ne prends pas la peine de répondre. Je sais que chacune de mes paroles ne fera qu'empirer ma situation. Rien ne saurait calmer le Roi en cet instant.

 

- Te rends-tu seulement compte de ce que tu as fait ?! Petite inconsciente !

 

Heureusement pour moi, je suis seule avec lui dans la salle des trônes où il reçoit habituellement les sirènes et tritons venus de la ville pour des doléances. Même si mes sœurs ainsi que notre grand-mère doivent entendre le moindre des mots de notre père, au moins n'ai-je pas à subir leurs regards désapprobateurs.

 

- Tu as quitté le palais pour te rendre à la surface, alors que tu sais pertinemment que je te l'avais interdit. En plus de cela, tu as entraîné ta sœur Daithe avec toi dans tes bêtises et tu as refusé de rentrer avec elle pour aller t'approcher d'un bateau ! Tu aurais pu être tuée, aussi bien par la coque de bois que par les humains qui se trouvaient à bord. Mais cela ne t'a pas suffi, il a fallu que tu t'approches de l'un d'entre eux, que tu le sauves, et tu l'as ramené sur la plage ! Imagines un seul instant qu'il t'ait vue ! Si les humains venaient à savoir que nous sommes là, ils pourraient chercher à nous pêcher et par ta faute, plus personne n'aurait le droit d'aller dans le monde de l'air !

 

Je garde les yeux baissés sur ma nageoire. Je crois que je ne l'ai encore jamais vu dans une telle colère. J'ai conscience que je n'aurais pas du lui parler du beau jeune homme que j'ai sauvé de la noyade, mais comment expliquer alors où j'avais passé la nuit ?

 

- Qu'est-ce qui t'as pris ?! hurla-t-il en frappant du poing sur le trône, manquant de briser un bout du bras de corail.

 

Je sursaute puis me risque à lever un instant les yeux vers lui. Son visage est presque rouge, ses yeux plus sombres que les fosses marines et ses traits crispés et tendus à l’extrême. Il se lève finalement pour me faire face. Mon père fait bien deux têtes de plus que moi. Je me laisse rarement impressionner par lui. Je connais par cœur cette voix qu'il sait prendre pour nous intimider, mais pour la première fois, il m'inspire de la peur…

 

- Je… je... balbutiai-je, sachant qu'il attend une réponse mais n'en ayant aucune à fournir.

 

Comment lui expliquer que j'ai seulement voulu sauver ce beau jeune homme d'une noyade certaine. Il allait mourir, alors je n'ai pas pu partir et le laisser là. Après tout, lui aussi est une créature que son Dieu a doté de la vie. De plus, mon cœur a chaviré au moment même où j'ai posé les yeux sur lui, et après, tout a été beaucoup trop rapide pour que je prenne le temps de réfléchir. Le pire sans doute, c'est que je ne regrette rien de tout ce qui est arrivé… Sauf peut-être que Daithe m'ait suivie, mais c'était indépendant de ma volonté.

 

- Aslinn ! Tonna-t-il encore, me forçant à focaliser mon attention sur lui.

 

- Je suis désolée, lâchai-je en baissant une nouvelle fois les yeux.

 

Je le suis vraiment, qu'il soit en colère, et d'avoir créé du danger pour ma sœur et pour les autres. Pour ça, mes excuses sont sincères. Je ne souhaiterais pas effacer mes actes, mais je suis désolée qu'il ne puisse pas les comprendre.

 

Quelques secondes s'écoulent dans un silence des plus pesant, puis finalement j'entends mon père lâcher un long soupir. Je me sens instantanément soulagée, je sais que sa colère est terminée… il ne me reste plus qu'à affronter sa sentence. 

 

Alors que ma tête est toujours baissée, mon père se saisit de mon menton qu'il cale entre son pouce et son index. Il me force à le regarder, ses yeux reflétant encore à quel point je l'ai contrarié et déçu.

 

- Jusqu'à la fin des fêtes pour les fiançailles puis le mariage d'Eireen, tu ne quitteras plus le palais. Je ne veux plus entendre parler de la surface en ce qui te concerne, tu es de toute évidence bien trop immature. Tu ne sortiras qu'escortée par un membre de la garde royale jusqu'à ce que tu deviennes enfin raisonnable.

 

Il me lâche. Je tourne la tête vivement, sentant ma gorge se serrer face à toutes ces sanctions. Je ne reverrai plus le beau jeune homme et je perds également le peu de liberté que j'avais gardé.

 

 

 

Plus tard, lorsque j'ai retrouvé le calme de ma chambre, je m'abandonne à mon chagrin. Étendue sur mon lit, je serre mon oreiller d'algue d'eau douce contre moi tout en laissant peu à peu dériver le sujet de mes songes, qui vont d'eux-même retrouver l'image gravée dans ma mémoire du beau jeune homme…

 

- Aslinn… fit la voix douce de Rosheen qui me sortit de ma torpeur.

 

Je me redresse lentement afin de lui faire face. Ma sœur se tient à l'entrée de notre chambre et je sais à ses traits qu'elle a de la peine pour moi. Elle me rejoint en quelques brasses, puis s'installe sur mon lit où je lui fais un peu de place. Plusieurs minutes de silence s'écoulent avant qu'elle ne prenne la parole, les lèvres légèrement pincées.

 

- Tu as été bien trop loin cette nuit… commença-t-elle sans pour autant prendre un ton de reproche.

 

Je hoche la tête tristement. Je le sais, j'aurais dû partir tout de suite après avoir sauvé le jeune homme. Je n'aurais alors pas été obligée de parler de lui et les choses auraient déjà été un peu moins grave…

 

- Que t'es-t-il arrivé pour que tu fasses pareil folie ? me demanda-t-elle en me dévisageant.

 

- Lorsque Daithe est venue me chercher, j'allais la suivre et puis il y a eu une explosion de couleur dans le ciel. Si tu avais vu cela Rosheen… c'était incroyable… alors je n'ai pas pu m'empêcher d'aller voir. Je te jure que je ne pensais y rester que quelques minutes et j'espérais que Daithe n'en dirait rien. Mais alors, j'ai vu les humains sur le bateau, ils dansaient, avec leurs jambes surtout, il y avait de la musique… une mélodie comme tu n'en as jamais entendue, et c'est là que je l'ai vu. Tu sais, même si ils n'ont pas de nageoire, leur buste est presque identique au notre, et leurs traits sont si gracieux… surtout les siens. Il dansait et je me suis dit que je n'avais jamais rien vu d'aussi beau, lui racontai-je en espérant lui faire comprendre tout ce que j'ai pu ressentir.

 

- Et après ça, l'océan et le ciel se sont déchaînés, jusqu'à ce que le bateau aille se fracasser sur les rochers. J'étais dans l'eau et j'ai eu peur pour lui. Si je l'avais vu se sauver avec les autres, je serais parti je te le jure, mais il a plongé et il n'est pas remonté. Alors je suis allée le chercher et je l'ai ramené sur la plage…

 

Je m'arrête pour observer ma sœur qui semble perdue dans ses réflexions. Je redoute un peu son jugement. Rosheen a toujours été douce et compréhensive pour moi. Elle sait que j'ai toujours été passionnée par le monde de l'air, mais je ne supporterais pas qu'elle me blâme d'avoir sauvé cet humain.

 

- Je pense… que tu as eu raison de lui venir en aide. Je sais que les humains peuvent être dangereux, mais ils sont des êtres vivants comme nous, toutefois… tu n'aurais jamais dû rester sur cette plage avec lui… finit-elle par dire après de longues secondes.

 

- Oh, Rosheen…

 

Je sens ma gorge se serrer. Oserais-je lui avouer que j'ai trouvé ce dont elle ne pouvait croire en l'existence il y a quelques semaines encore ? Que de tous les océans et de toutes les terres, c'est à cet homme là que j'ai donné mon cœur, sans une parole ni même un regard échangé… juste une évidence.

 

- Je crois que j'ai trouvé… l'amour, avouai-je après une longue hésitation.

 

Je me fige au moment même où les mots terminent de sortir de ma bouche. Rosheen écarquille les yeux en comprenant le sens de mes paroles, puis me fixe longuement avant de simplement répondre :

 

- Tu n'es pas sérieuse ?

 

Je me mords les lèvres, nerveuse à l'idée qu'elle ne puisse plus me comprendre.

 

- Si, je le suis. Je savais que ma destinée ne serait pas tracée comme celle d'Eireen… bien sûr, je n'avais pas imaginé que cela arriverait si vite, ni même avec un humain… mais je sais entendre mon cœur et il est resté sur cette plage… je ne suis pas rentrée parce que je ne le pouvais pas. Je devais être certaine qu'il ne lui arrive rien, et puis j'ai simplement été submergée par mes sentiments… je me suis sentie si vivante auprès de lui !

 

Je me tais soudainement en réalisant que je me suis laissée emporter, et que Cathleen, ma nouvelle servante, pourrait m'entendre. Maureen n'est plus avec moi, elle a été sévèrement réprimandée pour m'avoir laissé agir ainsi avant d'être affectée à un autre service du palais. Et je devine sans mal qu'elle aura pour mission de rapporter mes faits, gestes et paroles à notre père ou notre grand-mère.

 

- Aslinn… as-tu seulement conscience de ce que tu dis ? Toi ? Éprise d'un humain ? Mais vous ne pourriez pas même vivre ensemble… chuchota-t-elle le visage inquiet.

 

- Je le sais… et je n'y ai pas encore pensé. Je ne sais pas… Non, je ne sais pas où cela m’emmènera, mais je sais qu'il faut que je le revois…

 

- Mais… commença-t-elle avant d'être coupée.

 

- Il est temps de rejoindre vos précepteurs, annonça la voix sentencieuse de notre grand-mère qui n'a pas un regard pour moi.

 

Je pince les lèvres et lance un dernier regard à Rosheen avant qu'elle ne doive quitter mon lit pour gagner l'entrée de notre chambre, passant à côté de notre grand-mère sous son regard courroucé, bien qu'elle n'ait rien fait d'autre que de me parler. Je voudrais tant savoir ce que pense ma sœur… Ne pas connaître le fruit de ses réflexions est pour moi presque aussi douloureux que la colère muette de ma grand-mère, qui m'a sermonnée au moins autant que notre père, et qui depuis a, je crois, décidé de ne plus m'adresser le moindre mot qui ne soit absolument nécessaire. J'espère que cela passera, mais j'ai pleinement conscience d'avoir mérité ces traitements. C'est pourquoi je nage à mon tour jusqu'à la porte, les yeux baissés, pour aller rejoindre la salle des ardoises.  

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