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Chapitre 11 - L'évidence

Aslinn

Le prince Badjoutan ainsi que la famille et la garde royale arrivent quatre jours après mon incartade dans le monde de l'air. Ainsi, il n'est plus question de moi mais de la princesse Eireen d'Atlantis et de son futur époux, ce qui me soulage grandement après ces derniers jours où j'ai subi la colère de presque chacun des membres de ma famille.

 

Le palais comme toute la ville d'Atlantis est en fête pour au moins la semaine à venir. Il y a beaucoup de cérémonies, de présentations et de réceptions, auxquelles mes sœurs et moi-même sommes dans l'obligation d'assister. Les grandes familles de la noblesse Atlantienne sont invitées à rencontrer la famille royale et tiennent ensuite elles-mêmes de somptueuses soirées où Daithe, Rosheen, et moi-même sommes envoyées au nom de notre famille.

 

Mais ces moments sont de peu d'intérêt pour moi, mes pensées n'étant pas sous l'eau un seul instant. Je ne pense qu'au jeune homme, ses cheveux blonds, son visage aux traits si doux, ses yeux bleus et son cœur battant que j'ai sauvé. Je passe de longs moments à me demander ce qu'il peut bien être en train de faire. Au souvenir de ses vêtements, j'en ai déduit que lui aussi doit être issu d'une noble famille. Mais lui se souvient-il de moi ? A-t-il ressenti la même chose que moi en me découvrant sur cette plage ? Lorsque je ferme les yeux plusieurs secondes, je peux de nouveau sentir sa main sur ma joue et je sens ma poitrine s'emballer dans l'instant.

 

Je meurs d'envie de retourner à la surface, il faut que je le retrouve, que je le vois, et peut-être même que j'essaie de lui parler ! Après tout, il s'est passé quelque chose, j'en suis certaine ! Peut-être un simple regard échangé suffirait-il pour que nous puissions nous comprendre… J'en rêve à chaque instant où mon esprit peut s'envoler librement…

 

Pourtant, pas le moindre moment de liberté ne m'est permis. Bien que la colère de notre père se soit apaisée jour après jour, il n'a pas oublié ce que j'ai fait, et je suis immanquablement escortée par la garde royale d'Atlantis lors de chacune de mes sorties du palais. Quand à ma vie à l'intérieur du palais, Cathleen n'est jamais loin de ma nageoire…

 

D'ailleurs, je sens son regard attentif dans mon dos alors que je suis installée sur une roche, près d'un parterre d'anémones aux nuances vertes et jaunes. Je passe distraitement mes doigts dans leurs fins bras qui ondulent au rythme du léger courant qui traverse la ville aujourd'hui… J'adore les fleurs de notre jardin, même si je n'y étais pas revenue depuis mon anniversaire, occupée par tout ce qui est arrivé depuis ce jour si précieux dans mes souvenirs. Je me remémore alors cet homme que j'ai aperçu quelques secondes sur la plage avant de m'enfuir, et qui avait déjà provoqué une dispute entre mon père et moi. Il n'avait rien à voir avec le beau jeune homme que j'ai sauvé, mais je pense à cet instant où nos regards se sont croisés. Une expression indéchiffrable était peinte sur son visage crispé et je me rappelle aussi avoir fixé ses jambes…

 

En fermant les yeux, je le vois à nouveau devant moi comme le jour de mon anniversaire. Il était grand je crois, je ne sais pas vraiment. Je me demande à quoi je ressemblerais avec des jambes moi aussi. Serais-je très différente ? Sûrement, je ne pourrais plus nager… mais je pourrais rencontrer ce beau jeune homme que j'ai sauvé, je pourrais marcher sur le sable et aller lui parler…

 

- À quoi songes-tu donc, ma petite sirène ? demanda ma grand-mère que j'aperçois seulement.

 

Elle sort du palais pour nager jusqu'à moi et s’assoit sur mon rocher, sur lequel je me décale un peu afin de lui laisser de la place. Ma grand-mère a cessé d'être fâchée après moi hier soir, après le dîner, lorsque je suis une nouvelle fois venue lui présenter mes excuses. Nous avons discuté brièvement avant que le Roi ne me renvoie dans ma chambre.

 

Je suis contente de la voir après tous ces jours de silence, mais je ne sais pas vraiment ce que je peux lui dire de mes pensées… Sans prononcer d'autres mots, elle me dévisage un moment, attendant visiblement que je me sente prête à lui parler. J'hésite, réfléchis un long moment avant de prendre la parole :

 

- Parfois… je me demande ce que cela fait d'être humain… soupirai-je en me tournant de nouveau vers les anémones, ne me sentant pas prête à supporter le regard que ne manquera sûrement pas de me lancer mon aïeule face à cette révélation.

 

Peut-être aurais-je mieux fait de ne rien dire ? Nous nous sommes réconciliées hier à peine… Mais comme avec Rosheen, j'ai presque toujours pu parler de tout avec elle, et si je sais que je ne peux lui confier mes pensées au sujet du beau jeune homme directement, comme avec ma sœur, je peux au moins partager avec elle certaines de mes interrogations.

 

Elle prend un certain temps pour me répondre, mais à ces minutes qui s'écoulent entre nous, je sais qu'elle ne se mettra pas en colère.

 

- Tu sais Aslinn, le monde de l'air est un monde très différent du nôtre et c'est certainement pour cela qu'il exerce une si grande fascination sur ton jeune esprit. Pourtant, tu seras surprise de découvrir en grandissant à quel point notre monde, celui de l'océan que tu as toujours connu et que tu penses justement trop bien connaître, est bien plus fascinant encore. Atlantis, le royaume de ton cher père, est grand et prospère, c'est un bel endroit, où nous sommes en sécurité, où tu as toujours été protégée, mais tu verras que les autres royaumes sont loin de se ressembler. Tu découvriras de nouvelles cultures, d'autres vies, et ce sera sans doute encore plus passionnant. Ma petite sirène, ta jeunesse te rend bien trop impatiente, m'expliqua-t-elle finalement d'une voix douce mais où perce son autorité et sa sagesse. 

 

Tout en me parlant, elle se met à passer ses doigts dans mes cheveux, les nouant en fines tresses qui tombent le long de mes épaules. En dehors de mes sœurs, elle est la seule personne à me témoigner son affection de façon si évidente, même si cela passe davantage par ses gestes que par ses mots. J'aime la façon dont elle éclaire nos réflexions de l'expérience de sa vie. Ma grand-mère a vécu et vu tant de choses… mais je ne peux comprendre qu'elle préfère l'océan au monde des humains, sauf si elle ne l'a connu que de façon aussi superficielle que mes sœurs et moi jusqu'ici.

 

- Je ne doute pas que l'océan soit vaste et de n'en avoir encore rien vu. Mais il ne me touche pas comme peut le faire le monde de l'air. En haut, j'ai l'impression qu'ils sont si libres et que leurs possibilités sont infinies… tentai-je d'expliquer à mon tour.

 

- Pourtant, ils ne sont pas plus libres que nous. Les hommes parcourent la terre comme nous parcourons les eaux profondes, mais ils ne peuvent ni voler ni venir chez nous, rétorqua-t-elle en attrapant de nouvelles mèches de mes cheveux.

 

Je soupire une nouvelle fois. Sans doute ma grand-mère ne peut-elle tout simplement pas comprendre. Je voudrais lui parler du beau jeune homme, lui expliquer ce que j'ai ressenti, ces sentiments si forts qui ont étreint mon cœur comme peu de choses ont su le faire ici. Les humains me paraissent tellement plus vivants que nous ! Voyager, apprendre, comprendre le monde sont des choses que je souhaite faire, mais je veux plus, je veux en découvrir plus, et je veux ressentir comme eux le font, ne pas seulement choisir un jour celui qui partagera ma vie comme on choisit les aigues-marines que l'on voudrait voir figurer sur sa parure ! Je voudrais encore lui dire comme la terre me paraît plus exaltante. C'est cette culture là que je souhaite plus que tout connaître, elle me fascine, et je me sens attirée par elle d'une façon que je n'arrive pas moi-même à comprendre parfois, même si cela me paraît évident. Mais c'est impossible de le lui dire ainsi. Je ne provoquerais que sa colère, ou lui ferais de la peine…

 

Dans notre monde, tout est différent. Les sentiments sont une chose qu'il faut savoir dominer, comme ma grand-mère m'a reproché cent fois mes exaltations. Ils ne doivent en aucun cas envahir les autres sphères de nos vies, et c'est ce qui fait du Roi Ternoc un si bon souverain pour son royaume…

 

- Et puis, la vie des humains est bien courte, tandis que notre existence est assez vaste pour connaître tous les aspects de l'existence que la vie a à nous offrir, continua ma grand-mère face à mon silence.

 

Je me tourne un peu brusquement vers elle, lui faisant lâcher une partie de mes cheveux, surprise de cette information que je n'ai jamais ni lue ni entendue.

 

- Combien de temps vivent-ils ? demandai-je, les yeux écarquillés et le cœur battant plus fort dans ma poitrine.

 

- Moins d'un siècle et encore, souvent leurs vies s'achèvent plus tôt à cause des maladies, me répondit-elle sans remarquer mon trouble. En revanche, les humains ont une âme qui à leur mort monte jusqu'au ciel… mais cela ne leur apporte pas davantage de jours, ils quittent la terre et n'en reviennent jamais.

 

Je reste interdite. Je pensais que les humains retournaient à la terre comme nous à l'océan sous forme d'écume… Ma gorge se serre et je me sens un moment incapable de prononcer le moindre mot. Mon beau jeune homme ne vivra normalement pas même le tiers de la vie que j'ai à passer dans mon monde !

 

- Mais, comment est-ce possible ? finis-je par demander lorsque je m'en sens le courage, en essayant de ne pas livrer à ma grand-mère les sentiments qui m'agitent.

 

- C'est ainsi qu'ils sont faits, me répondit-elle simplement.

 

Je voudrais lui poser d'autres questions, mais notre discussion s'arrête ici, alors que Mazoe vient nous chercher pour le dîner qui aura lieu plus tôt que de coutume, en raison des habitudes d'un de nos nobles invités venus de la cité d'Ekbanek, appartenant à la suite du Roi Mahdi.

 

Mille pensées ne cessent de traverser mon esprit pendant que nous mangeons, et les instants durant lesquels je suis la conversation sont bien rares… comment m'ôter de l'esprit à quel point les sentiments que je porte au jeune homme que j'ai sauvé de la noyade sont inconcevables… Nous n'appartenons pas au même monde et il sera monté au ciel tant de temps avant que je ne rejoigne moi-même l'océan… quel âge aurai-je lorsqu'il ne sera déjà plus de son monde ? Seulement quatre vingt ans ? Probablement bien moins selon ma grand-mère…

 

Plus tard ce même soir, après avoir retrouvé le calme de mon lit, la question m'empêche de dormir jusque tard dans la nuit. Je ne cesse d'imaginer le beau jeune homme devenu vieux alors que je ne suis encore qu'une jeune sirène, seulement prête pour le mariage… cette nuit là, je souhaiterais de tout mon cœur qu'il y ait un moyen pour moi de devenir humaine, comme lui, afin de partager sa vie si différente de la mienne. Je voudrais moi aussi avoir une âme et pouvoir monter au ciel tout comme lui. Peut-être les humains y vivent-ils et se changent-ils en oiseaux ? Je serais un oiseau moi aussi et je pourrais parcourir les airs à ses côtés… Ces pensées m'emportent dans un sommeil troublé. Mais en me réveillant le lendemain matin, je sais que la vie qui m'attend, qu'elle puisse durer deux cents ans ou seulement vingt, n'aura jamais de sens si je ne peux pas être avec lui. C'est lui ! C'est la destinée qui a choisi pour moi, j'en suis convaincue ! Je dois le retrouver !

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