Aslinn
Allongée sur mon lit, au beau milieu de la nuit, je suis maintenue éveillée par les mêmes questions qui tournent encore et encore dans mon esprit. Cela va bientôt faire une semaine que j'ai revu le Prince Méallan ainsi que l'homme mystérieux qui m'a révélé son nom… Les paroles de Maureen restent également gravées dans ma mémoire. Bien que je trouve ses initiatives étranges et que la sorcière me paraisse dangereuse, je ne peux m'empêcher d'y songer… et si il existait un moyen de devenir humaine ? Serais-je capable de le faire ? Je pourrais rejoindre le Prince, vivre avec lui, tout deviendrait possible !
Mais il me faudrait pour cela quitter Atlantis et surtout ma famille. Ma grand-mère, mes sœurs… Rosheen. Vivre sans elles me paraît inimaginable ! Et voudraient-elles encore me voir si je venais à partir ? J'en doute énormément. Je sais que si je choisis de devenir humaine, je devrais quitter ce monde que j'ai toujours connu, à jamais.
Pourtant… une partie de moi n'aspire qu'à cette vie que j'entraperçois possible à présent. Jusqu'aux révélations de Maureen, je m'étais sentie prête à n'importe quoi pour goûter au bonheur de vivre aimée et aimante, avec le beau jeune homme dont j'ignorais encore le nom. J'étais certaine de vouloir vivre sur terre afin de découvrir ce monde fascinant… Mais aujourd'hui j'ignore si je manque de courage, ou si je ne suis simplement pas prête à perdre tout un pan de ma vie. Je suis toujours convaincue que ce que je ressens pour le prince est quelque chose d'unique, que je ne trouverais nul part ailleurs. Peu importe où la vie m'emporte, le revoir n'a fait que conforter ce que je savais déjà : il est tout ce que je peux désirer et la façon pour moi de connaître ce bonheur auquel j'aspire tant et qui n'existe pas dans mon monde. Rien que d'imaginer une nouvelle fois ses traits dans mes pensées m'arrache un sourire.
Être avec lui… être avec lui et rien d'autre… Je finis par m'endormir sur ces pensées, pour sombrer peu à peu dans un sommeil agité de rêves étranges peuplés de mes doutes.
Eireen évolue gracieusement au centre de l'espace de danse dans la grande salle de réception du palais qui n'a jamais été aussi remplie d'invités qu'en ce jour. Comme notre grand-mère et elle-même l'ont voulu, elle est entièrement parée de bleu, la chevelure mêlée de fleurs et de pierres, une parure incroyablement ornée de cristaux et de tant d'éléments différents que je ne saurais tout distinguer, et enfin la nageoire plus brillante que celle de notre grand-mère qui est habituellement la plus éclatante.
Jamais je ne l'ai vue si belle, son visage habituellement fermé et strict irradie d'un bonheur nouveau que je ne m'attendais pas à lui trouver. Je ne sais comment elle peut se réjouir ainsi des événements qui se déroulent dans sa vie sans qu'elle n'ait pu véritablement les choisir… Face à elle, son mari, le Prince Badjoutan se meut avec souplesse, réalisant d'impressionnantes figures qui le font nager jusqu'au plafond chargé d'algues colorées et d'écailles de poissons qui ont dû être récupérées récemment sur le sable car elles sont encore luisantes.
Tout autour d'eux, la foule des invités les contemple. Tous les membres de leurs familles respectives sont là, ainsi que les sirènes et tritons des plus hauts rangs des deux royaumes. Notre père, installé sur son trône, observe les choses d'un regard fier tandis que notre grand-mère, présente à son côté, semble très émue, ses traits traduisant son émotion.
Pour ma part, je suis à côté de mes sœurs, formant une partie du premier cercle qui entoure le couple royal. En les observant, je suis submergée par une foule de sentiments contradictoires. Voir ma sœur si heureuse me procure une grande joie, bien que je ne sois pas capable de la comprendre. Je me sens également émerveillée par le faste de la réception. Je n'ai jamais rien vu de si beau dans le palais, ce qui me fait me sentir plus proche de mon monde que je ne l'ai jamais été. Pourtant, j'ai aussi l'impression de ne plus pouvoir lui appartenir encore. Je sais qu'une vie semblable à celle d'Eireen m'attend. Il est plus que probable que notre père décide un jour de me marier à un prince d'un autre royaume, même si je ne serai pas forcément amenée à régner comme mon aînée qui prendra la place du Roi Ternoc dans quelques décennies. Je ne peux m'imaginer à sa place…
Je suis arrachée à ma rêverie quelques minutes plus tard lorsque Rosheen me donne un léger coup de coude pour me faire remarquer que nous devons gagner à notre tour l'espace de danse. La tradition veut que les frères et sœurs des mariés dansent après eux, afin de solliciter Poséidon pour que leur mariage soit proche. Un triton vient se présenter devant moi, puis s'abaisse très respectueusement jusqu'à hauteur de ma nageoire. Je l'imite tout en le détaillant du regard. Il est plus grand que moi et je sais à sa peau bien plus foncée que la mienne ainsi qu'à ses yeux plus noirs que les roches volcaniques qu'il appartient à la cour du Roi Mahdi. Je le suis sur l'espace de danse sans oser lever la tête pour croiser son regard. Tout ceci est très formel, je ne lui ai jamais ne serait-ce qu'adressé le moindre mot.
La musique se met rapidement à jouer et la danse commence. Je me concentre autant que cela m'est possible afin d'effectuer des gestes gracieux et précis, mais rapidement mes pensées se laissent distraire. Je m'imagine dansant face à mon prince humain et manque plusieurs figures que je connais pourtant par cœur. Heureusement, la danse n'est pas très longue et après m'être inclinée brièvement, je nage tout droit jusqu'à l'estrade des trônes où je regagne ma place, gênée de ma prestation.
- Aslinn, tu es bien étourdie depuis quelques jours… que t'arrive-t-il ma petite sirène ? m'interrogea ma grand-mère en venant jusqu'à moi.
Rosheen étant encore en train de danser, elle prend place sur son trône à mes côtés. Je bafouille quelques excuses, ne sachant quoi lui répondre. Devant mon peu d'expressivité, elle prend un air inquiet, avant de replacer quelques fleurs qui ont bougé dans ma chevelure.
- Tu es sûre que tout va pour le mieux ? insista-t-elle en passant ses doigts sous mon menton pour me contraindre à la regarder.
Je m'efforce de sourire en hochant la tête. Elle laisse retomber sa main, puis me sourit à son tour. Je manque de soupirer tant je suis soulagée, mais mon répit est de courte durée.
- Ma petite sirène, j'ai une belle nouvelle à t'apprendre, reprend-t-elle, le visage de plus en plus lumineux.
Ses traits si doux me rendent nerveuse. Je songe un moment que notre père a pu lui dire de me laisser de nouveau aller à la surface, mais cela me semble peu probable puisque les festivités du mariage devraient encore durer plusieurs semaines, bien que la plupart des invités seront repartis beaucoup plus tôt… Elle laisse passer quelques secondes avant de m'annoncer :
- Bien que tu sois encore très jeune, ton père a décidé que tu partirais avec ta sœur Rosheen pour la cité d'Ekbanek après la fin du mariage, dans trois jours, lorsque la cour du Roi Mahdi et sa garde repartiront.
Je ne peux le croire…
- Ce ne sera que ton premier voyage à travers les océans de notre monde, mais je suis sûre que cela te plaira grandement, toi qui aspires à découvrir d'autres cultures… continua-t-elle, les yeux posés sur les danseurs, ce qui l'empêche de constater mon expression figée.
Ce n'est pas possible ! Je ne peux pas partir maintenant… Je sais que si je pars, je ne reviendrai pas à Atlantis avant des mois, si ce n'est des années ! Je ne reverrai plus mon prince, peut-être pour toujours ! Et si il venait à partir lui aussi ? Ou pire, si il rejoignait le ciel ?! Non, je ne peux pas m'en aller !
- … les eaux sont bien plus chaudes à Ekbanek, et… Aslinn ? M'écoutes-tu ? demanda ma grand-mère en tournant son regard vers moi.
Sans pouvoir me contrôler, je secoue légèrement la tête, refusant ce que je viens d'apprendre, bien que je sache déjà que je n'ai pas le choix.
- Aslinn, qu'as-tu ? s’inquiéta-t-elle en attrapant mon poignet.
Je dois voir mon père tout de suite ! Je me redresse, forçant ma grand-mère à me lâcher, le cherche des yeux dans la salle de réception durant de longues secondes. Lorsque mon regard le trouve enfin, je nage dans sa direction malgré les protestations de ma grand-mère qui ne comprend rien à mon attitude. En moins d'une minute, malgré la foule dense qui emplit la salle, je suis à son côté, alors qu'il se trouve en pleine discussion avec d'autres tritons dont j'ignore les noms.
- Père, l'interrompis-je en essayant d'avoir l'air contrite lorsque je croise les regards surpris des autres tritons.
Il se retourne, surpris de me trouver là, et ne tarde pas à froncer les sourcils.
- Que veux-tu, Aslinn ? me demanda-t-il en me jaugeant de son œil sévère.
J'essaie de me calmer un peu, mais je ne peux pas attendre la fin de la réception pour lui parler de mon futur voyage.
- Père, repris-je, j'aurais besoin de vous parler dès à présent…
Je l'observe s'excuser auprès des invités avec lesquels il discutait, pour me suivre quelques mètres plus loin. Je sais à ses traits qu'il est déjà fâché après moi, mais il est trop tard à présent.
- Que veux-tu ? J'espère que tu as une bonne raison de venir me déranger pendant le mariage de ta sœur, commença-t-il en confirmant mes craintes.
- Je suis désolée… Mais grand-mère vient de m'informer de vos projets de voyage à mon égard et je tenais à vous dire qu'il est impossible pour moi de quitter Atlantis, lui expliquai-je en essayant d'avoir l'air convaincante et de ne pas me départir de mon courage.
Il semble surpris l'espace d'une seconde, mais rapidement ce sentiment fait place à la colère implacable qui emplit peu à peu ses yeux.
- Et pourquoi donc ne pourrais-tu pas quitter Atlantis ? me demanda-t-il en haussant la voix.
- Je suis bien trop jeune pour un tel voyage, répliquai-je ne sachant que dire d'autre pour plaider ma cause.
Ses traits se crispent un peu plus encore si cela est possible, et je sais qu'il prend sur lui pour ne pas laisser éclater sa colère au milieu du mariage d'Eireen.
- Aslinn, tu es certes très jeune mais tu as su nous démontrer de diverses manières ces derniers temps que ton esprit a besoin de changement. Je ne pense pas que ce changement puisse t'être apporté ici à Atlantis, c'est pourquoi je souhaite que tu fasses ce voyage. La compagnie de ta sœur ne pourra dans ses conditions que t'être bénéfique et peut-être deviendras tu un peu plus sage, m'expliqua-t-il d'une voix grave qui ne laisse aucune place à la moindre protestation.
Cette décision est immuable, c'est plus qu'évident. Je partirai, il ne saurait en être autrement. Mais je ne peux m'y résoudre. Non, je ne peux pas !
- Mais père… essayai-je encore incapable d'en rester là.
- Plus un mot Aslinn ! éructa-t-il finalement.
En un instant, le silence se fait autour de nous, les musiciens cessent de jouer et je sens de nombreux regards se braquer sur nous. Durant de longues secondes, la voix du Roi Ternoc résonne dans la salle, se répandant en imperceptibles vibrations tout autour de nous. Avant que je n'ai le temps de réagir, mon père reprend la parole.
- Je crois qu'il est temps que tu regagnes ta chambre, tu en as assez fait pour ce soir, m'ordonna-t-il en me lançant son regard le plus froid.
Humiliée, je baisse la tête et fuis la salle aussi vite que je le peux pour gagner l'autre aile du palais.
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