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Chapitre 18 - D'une seule voix

Aslinn

Arrivée dans ma chambre, je nage tout droit jusque mon lit dans lequel j’enfouis mon visage, le cœur cognant dans ma poitrine. Je suis partagée entre peine et colère, ce qui me déstabilise complètement. J'ai du chagrin à l'idée de devoir partir, que mon père veuille me faire quitter Atlantis et ainsi m'éloigner de cet autre monde que j'ai découvert et de l'être auquel j'ai lié mon amour. Si j'obéis à ses volontés, je sais que je ne reverrai jamais le prince, j'en ai la certitude. Trop de temps passera avant que je ne revienne à Atlantis et sa vie l'aura très certainement emmené ailleurs. Tout sera terminé. Rien n'aura eu ne serait-ce que le temps de commencer et je ne peux m'y résoudre !

 

C'est ici que naît ma colère. Je ne supporte pas l'idée d'être arrachée ainsi à mes rêves, à mes espoirs les plus profonds ! J'ai naïvement cru avoir du temps pour réfléchir, pour trouver une solution, et peut-être même pour essayer de revoir mon prince. Mais à présent toutes ces possibilités n'existent plus… Je ne sais pas si je suis prête à quitter tout ceux que j'aime dans l'océan pour devenir humaine et rejoindre cet amour qui existe bel et bien au fond de moi mais… En ai-je seulement encore le choix ? Il est hors de question que je laisse d'autres décider pour moi et disposer de ma vie ! Je ne pourrais jamais devenir comme Eireen et me satisfaire d'un mariage sans affection dans ce monde !

 

Je me redresse, quitte mon lit et avant de m'en aller, détache le collier de perle que j'ai reçu de ma grand-mère le jour de mon quinzième anniversaire. Je le dépose sur ma couverture sans le moindre regret, ils ont choisi pour moi. Habitée par une détermination nouvelle, je sors de ma chambre et nage rapidement dans les couloirs du palais, tout en veillant à ne pas être aperçue. Si la garde royale venait à me mettre la main dessus, il est certain que je finirais consignée quelque part jusqu'au jour de mon départ pour la cité d'Ekbanek.

 

Je passe devant les chambres de mes sœurs aînées, puis bifurque au coin d'un couloir que je longe avant de descendre jusqu'à gagner la sortie qui donne sur les jardins. Je serais bien passée par les cuisines, à l'autre bout du couloir, qui sont plus proches de la sortie de l'enceinte du palais, mais je sais qu'un soir de fête comme celui-ci, il doit y avoir bien trop d'activité pour que je puisse passer inaperçue. J'arrive donc dans les jardins. Les gardes, visiblement fatigués et qui ont déjà dû voir passer bien du monde ne me regardent qu'à peine. Il y a nombre de tritons et de sirène dehors qui discutent près des parterres de fleurs et qui ne me prête pas la moindre attention, ce qui me convient tout à fait. Prenant une allure plus modérée, je rejoins les dernières allées du jardin en quelques coups de nageoire, puis quitte l'enceinte du palais, passant sous l'arche sculptée qui en marque l'entrée. Une fois de l'autre côté, je me remets à nager aussi vite que ma nageoire me le permet sans un regard en arrière.

 

En quelques minutes, je me retrouve loin du palais, puis loin de la ville dont la seule lumière provient de la réception d'Eireen qui doit encore battre son plein. La nuit est pourtant déjà assez avancée. Je m'arrête un instant pour contempler tout cela, consciente que je ne le reverrai jamais. Cet endroit qui a été ma maison toute ma vie… Mais la pensée du prince me fait repartir sans le moindre regret. Mon père a scellé mon destin.

 

 

Je nage un long moment, la forêt d'algues noires se trouvant à une bonne distance d'Atlantis, dans une région bien plus profonde où l'eau semble être presque plus épaisse, chargée de sédiments charriés par les courants. Je les sens passer contre ma peau et c'est une sensation que je trouve fort peu agréable, mais qui est bien peu de chose en comparaison des algues qui commencent bientôt à m'entourer. Des algues épaisses et noires, aussi longues que des roseaux, dont la texture visqueuse s'approche inévitablement de moi pour essayer de s'accrocher, de s'enrouler autour de mes bras et de ma nageoire. J'essaie autant que je le peux de ne pas les toucher…

 

J'avance ainsi sur de longs mètres, de plus en plus incertaine quant au chemin que j'emprunte. Je ne sais pas exactement où se trouve le repère de la sorcière… Maureen m'a seulement dit qu'il se trouvait dans cette forêt, ce qui me semble à présent bien peu de chose. Je continue pourtant d'avancer jusqu'à ce qu'une algue finisse par agripper le bout de ma nageoire. Je crie à son contact, laissant s'échapper une infinité de petites bulles qui grimpent aussitôt au dessus de ma tête avant de disparaître dans l'obscurité ambiante. Je suis prisonnière ! Je commence à m'agiter, incapable de me raisonner tout en tirant sur l'épaisse chose gluante, que j'ai l'impression de sentir se resserrer autour de ma nageoire de seconde en seconde.

 

Complètement paniquée, j'essaie de griffer, de tirer de toutes mes forces à l'aide de mes bras, mais elle tient bon. Comprenant qu'il est impossible de la détacher de moi, j'abandonne et décide de procéder autrement. L'algue n'ayant pas totalement pris possession de ma nageoire, je m'en sers pour essayer d'avancer et de l'arracher du récif auquel elle est accrochée. Je n'ai besoin que de deux tentatives pour finalement sentir la plante céder, son emprise se relâchant aussitôt. J'observe brièvement le bras de la plante se figer, puis tomber avant de repartir, pressée de quitter cet endroit.

 

Je nage un peu plus vite, esquivant avec attention les autres algues qui continuent de s'avancer vert moi au moindre de mes mouvements, et après de longues minutes qui me paraissent interminables, j'aperçois un point lumineux. Soulagée d'enfin rencontrer autre chose que cette flore effrayante, je redouble d'énergie pour atteindre ce qui se révèle être une imposante carcasse de baleine.

 

Un instant décontenancée, je m'arrête devant elle et la contemple un moment. Il n'y a plus la moindre algue sur un large périmètre dont la carcasse se trouve au centre. Elle est entourée d'une étrange lueur qui semble s'échapper directement de l'intérieur, aux nuances de rouge et d'orange qui lui donnent un air menaçant. De la baleine en elle-même, il n'y a plus que les os dont certains sont brisés et de grands lambeaux de peau à certains endroits seulement. Le haut de ce qu'il reste de l'animal est recouvert par une sorte de toile, mais je ne saurais dire de quel animal elle peut provenir…

 

Je trouve l'endroit plus qu'effrayant, répugnant même, ce qui me convainc que je suis bien arrivée au repère de la sorcière. Je me remets donc à nager pour entrer dans cet affreux endroit, espérant que je n'aurai pas à y rester longtemps. Une fois devant l'entrée, protégée par un simple panneau de bois qui a jadis dû appartenir à un bateau, je me fige. Je n'ai pensé jusque là qu'à une seule chose : devenir humaine afin de pouvoir rejoindre mon prince dans le monde de l'air… mais si la sorcière refusait de réaliser mon souhait ? Ou si elle faisait de moi sa prisonnière ? Je n'ai pas la moindre idée de l'étendue de ses capacités… Pourtant, le sentiment de ne plus avoir le choix me décide à donner quelques coups légers sur le panneau de bois. Maureen m'a assurée que la sorcière pourrait m'aider… la seule chose que je désire est de pouvoir devenir humaine, peu importe le prix. Je sais que si je retourne au palais, je perds le prince à jamais.

 

Après quelques secondes de silence, l'ombre d'une silhouette se dessine sur la peau de baleine éclairée de rouge, s'approchant peu à peu de moi. Avec un grincement, le panneau de bois cède la place à une main extrêmement fine dont le bout des doigts est étrangement noir, avant que n'apparaisse la sorcière toute entière.

 

Je me fige à sa vue. Son visage très fin est pourvu de traits harmonieux, ses yeux noires ressemblent à deux billes qui vous sondent à chaque instant tandis que ses lèvres fines sont pâles. Sa chevelure, aussi longue que la mienne, est d'un noir aussi intense que celui de son regard, mêlée de perles brillantes qui forment un contraste saisissant. Je jurerais n'avoir jamais vue sirène plus belle. Pourtant sa beauté me dérange, comme si quelque chose n'allait pas dans ce portrait trop parfait, quelque chose que je ne saurais déceler.

 

- Bonsoir, fis-je, d'une voix bien moins assurée que je ne l'aurais voulu, où perce une partie de mon trouble.

 

- Bonsoir, petite sirène, répondit la sorcière des océans.

 

Sa voix est étonnamment éraillée, ce qui contraste de façon saisissante avec le reste de son apparence. J'ouvre la bouche, mais aucun mot ne veut en sortir. Que dois-je dire ? Puis-je lui annoncer ainsi sans autres discours que je suis venue la voir afin de devenir humaine ? Incapable de parler, je reste immobile devant elle de longues secondes incroyablement gênantes, cherchant dans un coin de mon esprit ce que je suis censée faire.

 

Finalement, ayant sans doute pitié de moi, la sorcière s'efface de l'entrée de sa maison afin de me laisser passer. J'hésite un court instant à avancer, un peu inquiète à l'idée d'entrer dans cette gigantesque carcasse, mais finis par le faire lorsqu'elle m'y invite d'un geste de la main. Il n'est plus temps de reculer à présent.

 

Je passe devant elle sans oser la regarder et découvre l'intérieur de l'animal avec un étonnement que je ne peux dissimuler. Il ne s'agit en réalité que d'une seule vaste et même pièce qui est totalement surchargée d'objets et éléments en tout genre. Mille et une choses sont entassées de tout côté, dans un désordre absolument indescriptible.

 

La sorcière me propose de m'asseoir en me désignant une grosse roche de calcaire, ce que je fais immédiatement. Je m'y installe en silence, posant les yeux un peu partout, sur des yeux de poisson, plusieurs tas d’arêtes qui semblent classées en fonction de leur taille, des algues de toutes sortes et de toutes les couleurs, des coraux, des roches, du sable de différentes teintes et aux grains plus ou moins fins. Après de longues secondes à observer ainsi, je reporte mon attention sur la sorcière qui a pris place non loin en face de moi.

 

- Alors, petite sirène, reprit-elle de la même manière qu'elle m'avait saluée, pourquoi être venue jusque mon antre ?

 

En même temps qu'elle prononce ces mots, je sens qu'elle me jauge, ses yeux ne quittant pas mon visage un seul instant. Pour ma part, je n'ose pas la regarder, terriblement mal à l'aise.

 

- Je… hum…, bafouillai-je en triturant mes doigts. Je suis venue vous voir parce que je souhaite devenir humaine.

 

J'attends quelques secondes une réponse, mais rien ne vient. Je me décide alors à relever la tête vers le visage de la sorcière. Son expression est neutre, mais un étrange sourire étire ses lèvres si fines, découvrant légèrement ses dents d'un blanc immaculé, qui rendent le reste de son visage toujours plus saisissant à observer. Elle porte véritablement bien son titre de sorcière.

 

- Tu veux devenir humaine ? reprit-elle avec une intonation très différente qui me paraît presque joviale, bien que sa voix soit toujours ce qu'elle est. Je ne peux que te comprendre, le monde de l'air est un endroit fort passionnant, surtout pour une sirène aussi jeune que toi, sembla-t-elle approuver.

 

- Vous y êtes vous-même allée ? demandai-je, cherchant à éviter les silences pleins de gêne.

 

Son changement d'humeur me détend légèrement. Je laisse mes doigts tranquilles et essaie de ne pas laisser mes pensées me distraire, ni l'environnement si inhabituel que représente la carcasse de baleine.

 

- J'ai vu bien des choses au cours de ma vie, mais n'ai pas eu l'occasion de marcher sur deux jambes, si c'est cela que tu cherches à savoir, me répondit-elle en se redressant, quittant son rocher pour s'approcher de moi, ce qui me déconcerte légèrement.

 

Elle vient se placer à nouveau en face de moi, mais il n'y a plus beaucoup de distance entre nous à présent. Son visage est à hauteur du mien et elle me demande en posant un doigt sous mon menton afin que je la regarde dans les yeux.

 

- Pourquoi veux-tu devenir humaine ?

 

Je déglutis, la gorge serrée, à nouveau nerveuse, bien qu'elle affiche toujours ce même sourire figé sur son visage si pâle qu'on le dirait dépourvu de sang.

 

- Je, euh… j'ai rencontré un jeune homme. Un prince… je souhaiterais devenir humaine pour pouvoir vivre auprès de lui, m'expliquai-je en allant à l'essentiel.

 

C'est la toute première fois que je formule cette pensée à haute voix et cela me la rend bien plus réelle qu'elle ne l'a été jusque là. Oui, je veux vivre auprès de lui, l'aimer, qu'il m'aime aussi, même si je serais prête à me satisfaire de sa seule présence pour le reste de mes jours, je n'en doute pas un seul instant.

 

- Je vois… C'est donc l'amour qui t'a menée jusqu'à moi… C'est vraiment une chose merveilleuse ! s'exclama-t-elle soudainement en levant légèrement les bras au dessus de sa tête, un nouveau sourire en travers du visage.

 

Je soupire discrètement en l'observant s'éloigner de moi. Au moins ne trouve-t-elle pas cela contre nature, ce qui me laisse espérer qu'elle soit disposée à agréer ma demande. La sorcière nage alors jusqu'au fond de la carcasse et commence à rassembler divers éléments jonchant le sol irrégulier, qu'elle prend directement dans ses bras. En apercevant un cadavre de poisson dans sa main, je tourne la tête et cesse de regarder ce qu'elle fait, jugeant préférable de ne tout simplement pas le savoir.

Je profite du fait qu'elle se trouve éloignée pour reprendre un peu mes esprits. Je songe un instant au palais, à la réception dont j'ai dû partir et qui doit doucement commencer à glisser vers sa fin. Je me demande si ils ont déjà remarqué mon absence… j'espère que non. Même si de toute manière, Maureen ne travaillant plus au palais, personne ne serait à même de leur dire où je suis ce soir. Je n'ai pas parlé à Rosheen de la sorcière des océans… déjà parce que l'idée de m'y rendre ne me paraissait pas réelle. Je ne songeais pas y aller avant d'y être ainsi forcée. Ensuite parce que je savais que cela lui ferait peur, et tout ce que j'observe en ce moment même ne pourrait que lui donner raison. Mais bien que plus calme, je suis toujours aussi déterminée. La sorcière m'intimide, mais je n'ai pas suffisamment peur d'elle pour m'en aller.

 

- Petite sirène, sais-tu ce que cela implique que tu deviennes humaine ? me lança la sorcière, interrompant le cours de mes pensées.

 

Je relève la tête vers elle, qui revient lentement vers moi les bras chargés. Je fais un effort pour me concentrer sur son visage qui me fait toujours aussi forte impression et prends quelques secondes pour répondre.

 

- J'aurai des jambes…

 

Je ne sais quoi ajouter à cela. C'est le plus évident. Je sais que bien des choses nous séparent des hommes, mais j'en ignore malheureusement le détail.

 

- Bien sûr, mais cela n'est qu'une infime partie des modifications que tu subiras si je te fais devenir humaine, reprit-elle avec un air bien plus sérieux qu'au début de notre conversation.

 

En même temps que les paroles qu'elle prononce, elle dépose tout ce qui se trouve dans ses bras dans une large vasque en cuivre gravée qui doit sans aucun doute provenir du monde de l'air. Celle-ci se trouve suspendue au plafond, relativement au-dessus de nous. Une fois les bras libres, elle se dirige vers un autre endroit de la carcasse où elle actionne un mécanisme compliqué qui a pour effet de faire descendre la vasque à notre hauteur.

 

La sorcière revient vers le centre de la pièce et commence à décortiquer un coquillage à l'intérieur de la vasque de cuivre. Pour ma part, je reste à ma place, ne préférant pas m'approcher.

 

- Tu seras différente, physiquement, ta vue sera bien moins bonne, ta peau deviendra plus épaisse et s’asséchera, les sons que tu percevras seront différents également, tu devras manger davantage, respirer sans cesse et bien sûr, tu auras des jambes. Mais je dois te prévenir, chaque pas que tu feras entraînera de la douleur, la baie que je te prépare et que tu devras manger toute entière séparera ta nageoire en deux jambes, comme celles de ton prince, m'expliqua-t-elle d'un ton détaché, prononçant lentement chaque mot en même temps qu'elle poursuit ses préparations.

 

Je ne pensais pas qu'il y avait de telles différences entre les humains et mon peuple, mais je suis prête à subir chacune de ces transformations, et à endurer la douleur si cela est la seule manière pour moi de rejoindre mon prince.

 

Après quelques secondes, la sorcière s'arrête et lève les yeux vers moi, me dévisageant sans la moindre gêne. Ne sachant où poser les yeux, je finis par la regarder et hoche imperceptiblement la tête, ce à quoi elle réagit par un étrange sourire qui me déconcerte un peu.

 

- Tu dois également savoir que les hommes sont dotés d'une âme et qu'un corps humain ne peut vivre sans cela. Lorsque tu seras humaine, tu n'auras pourtant pas d'âme. Ainsi, si tu n'en acquiers pas, ton corps se changera en écume et tu retourneras à l'océan, mais tu ne pourras en aucun cas redevenir une sirène, le comprends-tu ? me demanda-t-elle en s'arrêtant de nouveau pour me scruter.

 

Je hoche une nouvelle fois la tête avant de répondre de vive voix. Je suis plus que troublée par ces révélations. Je n'imaginais pas que les choses puissent être si compliquées. Grand-mère m'avait parlé du fait que les humains possèdent une âme, mais je ne pensais pas que cela puisse être un problème pour moi… Naïvement, j'avais pensé que devenir humaine me ferait simplement devenir comme n'importe lequel d'entre eux, que ma vie serait seulement plus courte que ce qu'elle était censée être, et cela j'étais prête à l'accepter. Mais comment serais-je donc capable d'obtenir une âme ?

 

- Que devrai-je faire alors ? finis-je par demander après de longues secondes de silence.

 

Le regard de la sorcière vient se planter dans le mien et je sens aussitôt ma gorge se serrer, d'une façon que je ne saurais expliquer. Et si il n'y avait pas de moyen d'en obtenir une ? Je ne supporterais pas de rester une sirène et de devoir retourner au palais pour renoncer à ce que je ressens. Mais suis-je prête à mourir pour autant ?

 

- Pour avoir une âme, il faut qu'un humain partage la sienne avec toi et se partage n'est possible que par le mariage. Un prêtre vous unit devant leur dieu, des vœux sont prononcés, mais il faut pour que cela réussisse que l'homme qui t'épousera éprouve un amour sincère pour toi, sinon ses vœux n'auront pas de valeur et il ne t'apportera rien… et saches que dans le monde de l'air, seuls les hommes de bonne naissance sont capables de connaître de tels sentiments.

 

Je sens la tension qui pesait depuis de longues minutes sur mes épaules commencer à s'évaporer. Il y a un moyen de rester humaine. Me faire aimer du prince est la seule chose à laquelle j'aspire à présent et le mariage ne pourrait que combler plus encore mes vœux de bonheur ! Comme depuis le jour où je l'ai rencontré, je sais que mes sentiments sont vrais, car jamais je n'avais ressenti une telle chose, ni ne pourrais la ressentir à nouveau pour quelqu'un d'autre. Nul doute ne peut exister et je suis convaincue qu'un tel amour ne saurait rester sourd à celui pour qui il est ainsi porté.

 

- Il m'aimera, affirmai-je pleine de conviction en sentant un sourire s'épanouir sur mes lèvres.

 

- Attention, petite sirène, les humains en amour ne sont pas faits comme nous. Leurs sentiments ne sont pas toujours déclarés clairement et ils ont besoin de plus de temps, chose qui te fera défaut… mais si tu l'aimes assez, je ne doute pas que tu réussisses à obtenir ce que tu souhaites, continua-t-elle les mains enfouies dans la vasque dont je ne peux voir l'intérieur de là où je me trouve.

 

J'acquiesce en tentant de reprendre mon calme. Bien, les humains mettent plus de temps à aimer, il ne suffira donc pas d'un regard mais je saurai tout de même trouver son cœur et toucher son âme.

 

- Et surtout, n'oublies pas, comme je te l'ai dit, ton corps d'humaine ne pourra vivre indéfiniment sans âme, ton temps sera limité pour obtenir le mariage. Je tiens mes pouvoirs de l'astre lunaire et nous sommes au onzième jour de son cycle. Il te restera donc dix sept jours pour te faire aimer du prince si je te transforme cette nuit, après quoi la lune sera pleine, et à son apparition tu retourneras à l'océan.

 

Je me fige l'espace d'un instant. Dix-sept jours ? C'est si peu !

 

- Peut-être devrais-tu attendre le prochain cycle lunaire afin d'avoir plus de temps, me suggéra la sorcière des océans en avisant mon air effaré.

 

Attendre le prochain cycle ? Je ne le peux pas… Non, il faut que cela se fasse ce soir ! C'est ma seule chance.

 

Je relève la tête pour croiser les traits crispés de la sorcière qui me dévisage encore, puis hoche la tête en lui affirmant, sûre de moi :

 

- Non, je n'ai pas le temps d'attendre.

 

- Bien.

 

Un long moment de silence s'en suit. Je suis plongée dans mes pensées, bercée par l'image nette dans mon esprit du prince qui est à présent ma seule conviction. Je ne songe alors plus à ma famille, ma grand-mère, mes sœurs, notre père… tous ne sont déjà plus vraiment avec moi. J'ai choisi.

 

Finalement, la sorcière revient vers moi, affichant un air enjoué qui déforme ses traits si lisses. Elle se place à nouveau en face de moi et me présente sa main noircie dans laquelle se trouve une baie de gogive, baie sucrée et un peu acidulée.

 

- Voici ce qui te permettra de devenir humaine. Il te faut remonter à la surface et avant que la lune ne disparaisse, la manger toute entière…

 

Je tends la main vers elle, fascinée par ce fruit si commun mais qui va pourtant changer ma vie pour toujours.

 

- Mais avant cela tu dois me payer.

 

Mes doigts s’immobilisent. Payer ? Je sens instantanément la panique m'envahir. Bien sûr que cela a un prix ! Pourquoi n'ai-je pas pensé à emmener quelques objets de valeur à lui céder contre ses services ? Quelques parures de cou ou de tête auraient sûrement fait l'affaire… mais ils sont restés au palais… Je n'ai que ce que je porte sur moi.

 

- Ce que je désire de toi, c'est ta voix, reprit-elle en interrompant le flot de mes réflexions.

 

- Ma voix ?

 

Ma main se plaque instinctivement sur ma gorge. Comment lui donner une telle chose ? Par ses pouvoirs sans aucun doute. Mais comment ferai-je pour parler au prince ? Comment me faire aimer de lui sans prononcer le moindre mot ?

 

- C'est le prix pour ce que tu me demandes, confirma-t-elle implacablement, ses yeux noirs me fixant sans relâche avec une intensité presque terrifiante.

 

J'observe une seconde la baie qui se trouve dans sa main, qui est la clé de tous mes vœux. Ai-je seulement une autre possibilité que de lui céder ma voix ? Après tout, peut-être le prince me reconnaîtra-t-il…

 

- Très bien, fis-je après de longues secondes avec un mouvement de tête.

 

La sorcière des océans me tend à nouveau la baie de gogive que je saisis avant de la serrer contre moi. Je viens de faire l'un des plus lourds sacrifices qu’il m'ait été demandés… La sorcière s'éloigne ensuite pour aller chercher une petite fiole qu'elle revient approcher de moi en la tenant précautionneusement entre ses deux mains.

 

- Maintenant parles, ou chantes, comme tu voudras, fais moi entendre ta voix, exigea-t-elle en fronçant les sourcils puis fermant les yeux.

 

Sachant que c'est la dernière fois que j'ai la possibilité d'entendre ma voix, j'entonne une comptine apprise de ma grand-mère lorsque j'étais toute petite, qui a bercé de nombreuses nuits et dont je sais qu'à présent je ne l'entendrai plus. Je ferme les yeux. La clarté de mon chant sonne étrangement dans ce décor lugubre et est rapidement mélangée aux incantations de la sorcière, basses et désagréables. Je sens alors peu à peu ma voix s'éteindre dans ma gorge, les notes se faisant lointaines jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien.

 

Le silence retombe autour de nous après quelques instants et lorsque mes paupières s'ouvrent à nouveau, une lueur dorée semble briller dans la petite fiole de verre. La sorcière la range un peu plus loin dans une sorte de coffre, venant du monde de l'air lui aussi.

 

- À présent tu peux partir, lâcha-t-elle simplement en me toisant cette fois sans le moindre sourire. 

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