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Chapitre 3 - La colère du Roi

Aslinn

- Aslinn, te voilà enfin ! s'exclama ma grand-mère, visiblement courroucée en me voyant arriver précipitamment dans la salle du dîner.

 

Une fois à ma place à côté de Rosheen, en bout de table, je présente mes excuses pour mon retard, la mine contrite. Comme c'était à prévoir je n'ai pas vu le temps passer là-haut, dans le monde de l'air, et c'est seulement en observant le ciel s'obscurcir peu à peu que j'ai compris que j'étais déjà en retard. Le temps semble tellement différent entre nos deux mondes. Ici, c'est le clocher en bronze qui trône au centre d'Atlantis qui nous indique le temps qui passe tandis qu'à la surface la vie est rythmée par le soleil qui voyage dans le ciel.

 

Cette journée à été véritablement incroyable. Malgré cette rencontre inattendue avec un humain au bord de la plage, qui m'a troublée et dont je me suis jurée de ne plus penser avant d'être seule dans mon lit, j'ai profité de chacun des moments qui m'ont été donnés pour explorer cet incroyable nouveau monde. J'ai visité une multitude de plages, longé les falaises, suis remontée jusque dans un étang éloigné de la ville où j'ai pu voir de nombreux animaux dont je ne soupçonnais même pas l'existence. J'ai lu de nombreuses gravures sur le monde de l'air, et écouté tout ce que mes sœurs et mes professeurs pouvaient savoir à ce sujet, mais nos informations sont incomplètes ou dépassées, le Roi Ternoc n'autorisant plus les recherches à ce sujet, persuadé que les liens qui nous lient à cet autre monde ne peuvent rien nous apporter de bon.

 

- Tu es arrivée mais tu n'es pas vraiment avec nous, me glissa Rosheen en se penchant vers moi, un sourire complice éclairant son visage.

 

Je lève les yeux vers elle et lui rend son sourire, réalisant que Mazoe est en train de parler, et que je n'ai pas saisi un seul mot de ce qu'elle dit. Notre grand-mère lui répond quelque chose à propos d'une réception, mais j'ai du mal à me concentrer. Après quelques minutes, les domestiques qui s'occupent du dîner entrent dans la salle, les bras chargés de plateaux d'argent contenant notre repas. Je suis contente que nous mangions dans la simple salle du dîner, qui se trouve dans l'aile Est, sous les chambres, et ne sert qu'aux repas intimes de la famille royale lorsque le Roi n'a personne à recevoir.

 

- Aslinn, je suis sûre que tu vas avoir de nombreuses choses à nous raconter ce soir, me taquina Géileis.

 

En vérité, je suis partagée entre l'envie de garder tout ce que j'ai découvert aujourd'hui rien que pour moi, et celle de leur faire le récit de toutes les choses merveilleuses que j'ai pu voir. Mais mes sœurs me lancent des regards interrogateurs sans oser encore me poser de questions, me laissant deviner que je devrais raconter, ce qui n'est pas pour me déplaire finalement.

 

Quelques instants après la question de Géileis, sans que j'ai pu y répondre, arrive le Roi Ternoc qui prend place en tête de table, entre Eireen et notre grand-mère. Il nous salue brièvement pendant que les domestiques viennent nous servir en toute discrétion, bien que nous nous soyons vus le matin même pour la cérémonie. Comme chaque soir, il demande à chacune de nous si la journée a été agréable, c'est une tradition qu'avait instaurée notre mère, et à laquelle il ne déroge jamais, même si je le soupçonne de ne pas être toujours très attentifs à nos propos. Eireen est la première à parler en tant qu'aîné et je dois être la dernière en tant que cadette. Lorsque j'étais plus jeune cela me chagrinait beaucoup, de devoir attendre les récits et histoires de chacune de mes sœurs même lorsque j'avais quelque chose d'intéressant à partager moi aussi. J'attends donc mon tour en silence. J'écoute d'une oreille relativement distraite la journée d'Eireen, Mazoe, Géileis, Daithe, et Rosheen, focalisée sur ce que je vais devoir dire une fois que tout le monde m'écoutera. Je ne dois surtout pas mentionner la rencontre inattendue que j'ai faite. Si le Roi venait à l'apprendre, il serait fou de colère contre moi. Il faut que je me concentre sur le reste, et que je paraisse enjouée, ce qui ne devrait pas être bien difficile, puisque cette journée était incroyable. Je récapitule dans ma tête l'intégralité de ce que j'ai pu faire dans le monde de l'air, y supprimant ce que le Roi ou notre grand-mère pourraient trouver répréhensible.

 

- Ah, Aslinn, tu vas pouvoir nous raconter comment s'est passée cette journée si attendue, résonna la voix de notre père, interrompant mes pensées.

 

Je lève les yeux vers lui, presque surprise. Je n'avais pas remarqué que Rosheen avait terminé de parler. Je m’efforce d'afficher un grand sourire, mais je remarque bien l'air contrarié de notre grand-mère, ainsi que les sourcils froncés d'Eireen. Je me lance donc prestement dans le récit de ma journée, essayant de décrire tout ce que j'ai vu sans trop laisser déborder mon enthousiasme. Tout le monde semble concentré sur mes paroles et j'en suis assez flattée.

 

- … Le village était surprenant. Je ne l'ai vu que de loin puisque je sais qu'il serait dangereux de trop s'en approcher, mais tous ces hommes marchant de rues en rues, tout semble si étroit par rapport à notre ville. J'ai beaucoup aimé. J'aimerais y retourner bientôt. Il me reste encore tant à explorer. Je n'ai pas pu longer toute la côte tant il y a de choses qui ont retenues mon attention en chemin.

 

- Qu'as-tu préféré ? me demanda Rosheen en attrapant du bout des doigts une feuille de salade.

 

Je lui souris et me concentre sur elle pour répondre.

 

- Sans hésiter, le château. Il est magnifique. Je n'avais jamais vu édifice si beau et majestueux. Je m'enthousiasme en me rappelant des toits pointus, des murs en pierres, de la végétation grimpant sur certains pans. Enfin, hormis notre palais, me repris-je en risquant un œil vers notre père qui parait satisfait.

 

- Je me souviens également avoir été impressionnée par le château, mais les plages à l'Ouest sont tellement plus belles selon moi, ces étendues de sables à n'en plus finir, séparées par les aléas de la falaise, commenta Mazoe le regard vague.

Je suis surprise de voir ma sœur se rappeler si bien, elle qui n'a jamais été très à même de satisfaire ma curiosité, éludant la plupart de mes questions d'enfant.

 

- Je n'ai pas beaucoup vu les plages de ce côté-là, répondis-je en terminant le contenu de l'assiette qui se trouve devant moi.

 

- Pourquoi ? Ne me dis pas qu'avec le temps que tu y as passé, tu n'as pas pu ne serait-ce que les apercevoir, me fit remarquer Eireen en se redressant pour me faire face.

 

Je fronce les sourcils et les mots jaillissent de ma bouche avant que je n'ai le temps de les arrêter.

 

- Non, je n'ai pas pu… commençai-je à dire avant de m'interrompre, consciente de ne pouvoir poursuivre mon explication.

 

Je me pince aussitôt les lèvre. Il ne m'aura pas fallu plus de quelques minutes pour me compromettre, mais j'espère encore pouvoir rattraper ça. Je cherche une excuse qui puisse paraître vrai en détournant le regard de celui d'Eireen. Rosheen à côté de moi semble perplexe, et j'espère un instant qu'elle prenne la parole pour venir à ma rescousse, mais elle ne prononce pas le moindre mot, visiblement interdite.

 

- Que s'est-il passé pour que tu ne puisse pas y aller ? Insista finalement Eireen après de longues secondes de silence.

 

- Rien de grave, ni même d'important, commençai-je sans trop savoir comment poursuivre ma phrase.

 

Je ne me vois pas lui mentir, je n'ai aucune excuse valable. Je sais très bien qu'elle ne me croira pas, et qu'il me faudra avouer la vérité à un moment ou un autre.

 

- Réponds à ta sœur, Aslinn, intervint finalement mon père de sa voix grave.

 

Rien qu'à son intonation et au regard perçant qu'il me lance, je sais que je m'apprête à essuyer sa colère. J'avais été prévenue, plutôt deux fois qu'une même… Mais ce sera toujours mieux qu'un mensonge, car il est évident que d'une certaine manière, il sait déjà.

 

- Eh bien, je me suis laissée surprendre… mais juste quelques instants, par… un humain, finis-je par avouer en essayant de ne pas laisser ma voix trembler.

 

Un plus lourd silence encore que le précédent envahit la pièce. Mes sœurs cessent de bouger et je sens peser sur moi le regard désapprobateur de ma grand-mère. Notre père se redresse face à nous, mais ne quitte pas sa place.

 

- Tu as été vue par un humain ? Demanda-t-il, visiblement en colère à présent.

 

- Oui mais… juste un instant, et il était seul. J'ai plongé aussitôt que je l'ai aperçu, essayai-je de me défendre, en espérant calmer le typhon qui gronde dans ses yeux.

 

- Comment as-tu pu être aussi imprudente ?! Tonna-t-il en laissant éclater sa colère contre moi. Ce n'était que ta première sortie et tu as réussi à laisser arriver ce qu'il y a de pire. Tu sais parfaitement que nous ne devons pas être vus !

 

- Je sais, je suis désolée, fis-je en baissant la tête, sachant qu'aucune explication ne le calmera et qu'il est inutile de tenter de me défendre.

 

- Je tiens à te rappeler qu'à partir d'aujourd'hui, tu es censée être une sirène adulte et te comporter comme telle ! Gronda-t-il encore.

 

Un nouveau silence s'installe, aucune de nous n'osant l'interrompre. Finalement, notre père pousse un profond soupir, se laisse glisser de nouveau devant son couvert et reprend d'une voix toujours grave mais moins forte.

 

- Tu es peut-être moins mature que tes sœurs à ton âge. Ou seulement trop distraite. Tu ne retourneras pas à la surface jusqu'à nouvel ordre, me sanctionna-t-il.

 

- Mais, Père… ne puis-je me retenir de protester.

 

- Plus un mot Aslinn, je ne te demande pas ton avis, me coupa-t-il, implacable.

 

Le reste du dîner se passe dans un silence ponctué par les quelques phrases banales qu'échangent mes sœurs et notre grand-mère. Ni mon père ni moi ne prononçons plus un mot et il quitte la salle les sourcils encore froncés.

 

 

 

Après le dîner, je regagne ma chambre, celle que je partage avec Rosheen et Daithe, seules nos trois aînées ayant droit à leur propre chambre. Je ne suis pas de très bonne humeur, à la fois en colère contre notre père qui s'est emporté pour si peu (bien que ce fut à prévoir), et aussi triste à l'idée de ne pas pouvoir revoir le monde des hommes avant plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines alors que je viens seulement de le découvrir après tant d'attente.

 

Je nage jusque mon lit sur lequel je me laisse choir, le cœur lourd. Je reste de longues minutes ainsi avant que mes deux sœurs ne me rejoignent. Rosheen vient près de moi et pose sa main sur mes cheveux encore mêlés aux fleurs de morantine, dont la couronne s'est défaite dans la journée. Elle commence à ôter méthodiquement les petites fleurs mauves avant de se mettre à parler.

 

- Je suis sûre que tu es fâchée contre notre père, mais tu aurais mieux fait de ne rien dire pour cet humain que tu as rencontré, me dit-elle d'une voix douce.

 

- Je ne l'ai pas fait exprès, soufflai-je en attrapant mon oreiller d'algues d'eau douces pour le mettre sous ma tête, l'entourant de mes bras.

 

- Il faut dire que tu t'es bien fait coincer par Eireen... fit remarquer Daithe en venant elle aussi près de mon lit, après avoir ôté ses parures.

 

- Ça n'a pas d'importance, je ne veux pas avoir de mauvais souvenirs, cette journée a été merveilleuse, même malgré eux, répondis-je, plus calme.

 

- Aucune de nous n'aurait pu en douter vu le temps que tu as passé à nous rabâcher à quel point cela allait être merveilleux, rit Daithe en me pinçant le bras.

 

Je ris avec elle malgré ma déception, avant de me redresser pour aider Rosheen à enlever toutes ces fleurs de mes cheveux. Cela ne prend que quelques minutes et enfin je vais me débarrasser de mon bustier, soulagée de pouvoir le ranger et de sentir ma taille libérée. J'ai beau avoir le cœur un peu lourd à cause de la sanction de notre père, je ne peux laisser cela tout gâcher ni cesser d'espérer que sa colère soit de courte durée. Ma curiosité est loin d'être satisfaite.

 

Alors que je retourne vers mon lit, nous voyons notre grand-mère apparaître au travers de la végétation marine qui protège notre chambre. Bien qu'il fasse nuit depuis plusieurs heures, elle est toujours en tenue d'apparat et affiche son air de remontrance royal. Ses yeux se posent immédiatement sur moi et elle nage jusque mon lit sur lequel elle s'assoit.

 

- Aslinn, je ne te félicite pas pour ce soir, tu as rendu ton père plus que furieux, commença-t-elle d'une voix plutôt sèche.

 

- Je m'excuse, répondis-je en baissant le regard sur mes mains.

 

Je ne veux pas que ma grand-mère soit fâchée contre moi. Je connais les colères implacables de notre père, mais celles de mon aïeule sont plus rares, surtout à mon égard.

 

- Je viens de discuter avec lui un moment et comme il te l'a dit au dîner, tu ne pourras plus aller à la surface pour le moment, continua-t-elle sur le même ton.

 

- Mais grand-mère, ce n'est pas juste. J'ai commis une malheureuse erreur d'inattention, je le sais bien. Je ne le referai plus, protestai-je même si je sais que cela n'y changera rien.

 

C'est notre grand-mère qui s'occupe de nous pour ce qui concerne notre éducation. Je ne suis pas du tout étonnée que mon père l'ait envoyée pour me faire la leçon. Toutefois, même si il lui arrive d'être stricte, de s'énerver de rares fois, et que la morale ainsi que la bonne conduite lui tiennent grandement à cœur, je sais qu'elle a une affection profonde pour nous, ses petites filles, qu'elle regarde grandir comme elle l'a fait pour ses propres enfants. Et nous le lui rendons.

 

- Je le sais bien, dit-elle en s'adoucissant, mais tu en seras privée pour les jours qui viennent au moins, le temps que la colère du Roi s’apaise, après quoi je pourrai peut-être te laisser agir comme tu le souhaite, m'expliqua-t-elle en ravivant mes espérances.

 

- Merci, grand-mère, fis-je en essayant de calmer mon enthousiasme, souhaitant lui montrer mon sincère repentir.

 

Bien que les humains et leur monde me fascine, je me serais passée de cette brève entrevue qui cause tant de drame.

 

- Ce que je voulais surtout te dire Aslinn, c'est de ne pas prendre tout ceci à la légère. Il t'a été répété que les humains sont dangereux pour nous, qu'il ne faut pas s'en approcher, mais sache que ces préventions n'existeraient pas sans fondement. Les hommes pêchent, aiment le poisson, la chair, ils nous ressemblent peut-être un peu physiquement, mais ils ne sont pas comme nous et si nos peuples ne se sont jamais mélangés, il y a à cela des raisons.

 

- Oui grand-mère, j'en ai conscience, répondis-je en osant la regarder cette fois.

 

- C'est important, dit-elle avant de se lever de mon lit. Bonne nuit mes princesses.

 

Sur ces mots, elle quitte notre chambre et je me retrouve à nouveau seule avec mes sœurs. Daithe nous souhaite également une bonne nuit avant de se coucher. Quant à Rosheen, je vais la rejoindre sur son lit et notre discussion dure jusqu'à ce qu'on ne voit plus un plancton luire autour du palais.

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