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Chapitre 5 - Le mariage

Aslinn

Un mois après mon anniversaire, il est annoncé au palais, puis dans tout le royaume, le prochain mariage de l'aînée des filles du Roi Ternoc d'Atlantis, la princesse Eireen d'Atlantis, avec le prince triton Badjoutan d'Ekbanek, troisième fils du Roi Mahdi du Royaume du Sud. Ma sœur, qui a atteint depuis quatre mois seulement ses soixante et un ans, est ravie bien qu'elle n'ait rencontré le prince qu'une seule fois lors de son voyage initiatique au sein du royaume de son père. Toutes mes autres sœurs d'ailleurs sont elles aussi dans une grande joie à l'idée de ce mariage. Il y aura très certainement des bals, de grandes fêtes et des dîners pour célébrer l'événement. Notre grand-mère ne cesse de parler de son propre mariage avec notre grand-père qui n'était lui aussi que prince à ce moment là. Nous ne l'avions jamais connue dans un tel état de satisfaction. Quant à notre père, il reste fidèle à lui même. Cette décision a été prise dans l'intérêt de son royaume. Bien qu'il lui reste encore sans aucun doute de nombreuses années à régner avant qu'il ne se retire pour laisser le trône à Eireen, il tient à assurer la continuité de notre lignée.

 

Pour ma part, je trouve cette nouvelle presque attristante, bien que je sache à quel point elle réjouit ma sœur. Le prince Badjoutan viendra accompagné de la garde et de la famille royale d'Ekbanek au grand complet dans quelques semaines, lorsque les courants d'été seront favorables, et Eireen n'aura l'occasion de voir son fiancé que peu de temps avant de devoir se marier avec lui pour le reste de sa vie.

 

Les relations entre sirènes et tritons sont basées sur un choix. Lorsqu'on atteint l'âge de la maturité et que nous entrons dans la troisième partie de notre vie, il est d'usage de choisir l'être avec lequel nous souhaitons nous lier et fonder une famille. Il faut choisir précautionneusement celui ou celle en qui nous pourrons placer notre confiance, selon ses qualités et ses défauts. Cela arrive généralement à la fin du premier siècle de vie, mais notre père en a décidé autrement pour Eireen. Nous savons d'ailleurs mes sœurs et moi-même que ce pan de notre vie ne nous appartient pas, que notre père choisira pour nous un prince d'un des sept royaumes et qu'il nous faudra alors nous marier en nous accommodant au mieux de celui qui devra partager notre vie…

 

 

 

- Aslinn, viens, le tailleur est là pour le bustier et le voile d'Eireen, me signala Daithe en me faisant signe depuis l'entrée de notre chambre.

 

Je lâche l'ardoise que je ne suis qu'à moitié en train de lire, occupée par mes pensées, pour la suivre jusque la chambre de notre aînée où toutes mes sœurs ainsi que notre grand-mère se trouvent déjà. Nos traditions veulent que la future mariée fasse confectionner ses apparats le jour de l'annonce des fiançailles pour honorer cette décision et faire en sorte qu'elle se réalise. Si tout est déjà prêt, le mariage ne saurait être contrarié par Poséidon.

 

Eireen est installée sur un rocher poli et le tailleur prend des mesures de chaque partie de son buste. Son visage reflète un bonheur serein et je me demande comment elle peut se sentir si bien en ce moment là, alors que toute sa vie est sur le point d'être bouleversée.

 

- Vous serez une mariée magnifique, commenta le triton après avoir fait le tour d'Eireen pour la jauger plus globalement.

 

Eireen a une taille très fine tout comme moi, mais sa nageoire est bien plus puissante que la mienne, ce qui donne parfois une impression étrange lorsqu'on lui confectionne des bustiers trop serrés qui l'amincissent encore plus et font ressortir cette singularité.

 

- De quelle couleur sera ton bustier ? demanda Mazoe en touchant les échantillons d'algues et de pierreries qui ont été avancés par le tailleur pour qu'Eireen et lui puissent choisir.

 

- Comme le veut la tradition, il sera bleu répondit notre sœur aînée en fixant le miroir, puis replaçant une mèche de cheveux bruns échappée de sa coiffure.

 

Mazoe acquiesce puis recule pour laisser de la place au tailleur, l'air songeuse, ce qui me fait soupçonner chez elle une point d'envie. Être derrière Eireen n'a jamais été chose facile pour qui que ce soit.

 

- Tu n'es pas obligée de suivre la tradition commenta Géileis, le rouge te vas tellement mieux.

 

- Je me suis mariée en bleu, votre mère également, il n'y a pas de raison qu'elle fasse autrement intervint notre grand-mère un peu sèchement.

 

Il n'y a pas de discussion possible comme souvent sur ce genre de choses, mais Eireen s'est déjà faite à l'idée de ne pas pouvoir complètement choisir pour elle dans bien des domaines.

 

- Pourquoi fais-tu une tête pareil ? me demanda Rosheen en nageant jusqu'à moi, restée à l'entrée de la chambre où je les observe attentivement.

 

- Je ne sais pas… tu crois qu'Eireen pourra être complètement heureuse ainsi ? interrogeai-je ma sœur en regardant le tailleur proposer des perles nacrées que ma grand-mère refuse aussitôt.

 

Je ne doute pas du caractère de ma sœur aînée. Elle a un tel sens du devoir… je sais que le sentiment de l'accomplir suffira à lui apporter ce qu'elle attend de sa vie. Je me demande toutefois si elle comme nous pourrons connaître le bonheur familial ainsi. Rosheen me dévisage une seconde avant de répondre.

 

- Oui, je pense. Elle est faite pour ça. Elle a toujours su qu'un jour elle épouserait le prince que choisirait notre père ; cela fait bien longtemps qu'elle en a accepté l'idée. D'ailleurs, nous savons toutes qu'il en sera ainsi un jour pour nous, même si la destinée est plus susceptible de changer notre sort que le sien.

 

Je hoche la tête gravement. Oui, de toute évidence, nous serons toutes mariées à des princes tritons selon la volonté de notre père, mais il est également possible qu'il nous donne en mariage à de nobles héritiers. Cela se fait dans plusieurs royaumes mais notre père a plus d'estime pour les lignées royales.

 

- Enfin, ça n'a jamais empêché Géileis de s'intéresser aux autres tritons. Tu te souviens comme notre père s'est énervé le soir de ton anniversaire ? me rappela Rosheen en pinçant les lèvres avant de rire en silence.

 

Un sourire me monte aussitôt au visage en pensant à notre sœur, si encline à offrir son cœur, particulièrement lors des bals où un rien est fait pour la séduire. Notre grand-mère désespère souvent à l'idée qu'elle ne pourra se marier avant au moins vingt ans et qu'il faudra supporter jusque là le fruit de ses inclinations.

 

- Tu sais, j'ai beau connaître la vie que nous devons mener, je pense qu'il y a plus que cela à attendre du mariage… chuchotai-je en me rapprochant légèrement de ma sœur.

 

Rosheen tourne ses yeux vers moi en fronçant très légèrement les sourcils. Elle sait très bien de quoi je parle. Nous avons discuté de cela bien des nuits. Je n'ai découvert le monde des hommes que très récemment, mais j'ai passé depuis mon enfance beaucoup de temps à lire tout ce que nous savons d'eux et qui se trouve dans la salle des ardoises du palais. Les humains ne choisissent pas leur partenaire de la même façon que nous. Pour être exact, ils ne choisissent pas, ils éprouvent des choses et ce sont ces sentiments qui dictent leurs actions. Cela me fascine et me paraît bien plus beau que de se voir mariée par le choix de notre père.

 

- Aslinn… souffla-t-elle avant de secouer un peu la tête. Tu n'arrêteras jamais avec cela, n'est-ce pas ?

 

Même si sa voix sonne comme une remontrance, ses lèvres se relèvent en un sourire que je lui rends aussitôt. Rosheen n'est pas du même avis que moi. Elle s'interroge moins puisque ce sera de toute manière notre père qui prendra la décision pour nous.

 

- Non, je suis convaincue qu'un jour, je rencontrerai quelqu'un de particulier et tout sera différent, répondis-je avec conviction avant de baisser les yeux sous le regard de notre grand-mère qui me fait signe de me taire.

 

Je concentre de nouveau mon attention sur les essayages. Eireen est à présent en train de choisir son voile parmi ceux que propose le tailleur, plus ou moins épais, en toile d'araignée de mer… Notre sœur aînée touche les différentes textures qui s'offrent à elle avant d'en désigner un, très sûre d'elle.

 

- Aslinn, il faut que tu arrêtes de t'imaginer tout cela… Tu finiras malheureuse si tu attends des choses qui ne peuvent advenir, reprit Rosheen en me lançant un regard désolé après quelques minutes de calme.

 

- Mais, je… ne puis-je m'empêcher de commencer à rétorquer avant d'être interrompue.

 

Notre père entre dans la chambre, vêtu de ses apparats de Roi : son épaisse couronne en os de requins et aigue-marine sur la tête, son trident dans la main droite, et son plastron de cérithes orangées sur le buste. À sa suite, deux gardes restent à l'entrée de la pièce, tandis que six jeunes sirènes qui ne doivent pas être beaucoup plus vieilles que Daithe passent le rideau d'algues, têtes baissées.

 

- Mes chères filles, je vous présente les sirènes qui seront à votre service pendant les fiançailles d'Eireen. Elles seront vos dames de compagnie et vous aideront pour les préparatifs.

 

Nous saluons toutes notre père pendant qu'il parle, puis notre attention est immédiatement reportée sur les nouvelles venues. Ce n'est pas la première fois que notre père fait appel à de nouveaux serviteurs. En revanche, je n'en ai jamais eu pour moi, jusque-là jugée trop jeune pour diriger quelqu'un d'autre ; ma grand-mère s'occupait encore de moi pour ce genre d'occasions, aidée par les sirènes à son propre service. Chacune des sirènes présentes est affectée à l'une ou l'autre de mes sœurs. Et pour ma part, je me retrouve en compagnie de Maureen, sirène brune au teint pâle, qui me parait discrète et gentille, bien que sa présence me donne l'impression de perdre une part de mon indépendance si récemment acquise.

 

 

 

- Voulez-vous de l'aide ? me demanda Maureen alors que je passe mon serre-taille orné de tellines roses.

 

J'acquiesce en lui laissant les pans de la parure avant d'attraper une baie dans laquelle je croque vivement. La journée tire à sa fin, mais je me sens encore pleine d'énergie. Je n'ai pas fait grand-chose de mon temps et il me reste encore deux heures avant de devoir aller dîner… Lâchant la baie que je tiens toujours, je nage jusque mon lit en soupirant, une infinité de petites bulles s'échappant de mes lèvres pour monter jusqu'au plafond de ma chambre.

 

Je voudrais tant pouvoir retourner visiter le monde de l'air. Comme l'a voulu mon père, je n'ai pu y aller de nouveau depuis la première fois et les fiançailles d'Eireen lui laissent penser que j'ai mieux à faire que de m'occuper de cela. Je pensais pouvoir m'échapper pour quelques heures de liberté, justement grâce à l'agitation des fêtes en préparation, mais la présence de Maureen me laisse prisonnière du palais. Elle a pour ordre de ne prendre congé qu'après le dîner et il est formellement interdit pour quiconque d'aller à la surface de nuit en raison du danger que cela représente.

 

Lorsque Maureen a terminé de fixer le serre-taille dans mon dos, elle s'éloigne respectueusement de moi avant de rester dans un coin de la pièce, aussi silencieuse qu'immobile, le regard fixé sur le sol de corail.

 

- Merci, dis-je en retournant vers mon lit.

 

Je reste un moment étendue, perdue dans mes songes, avant qu'une idée ne vienne se glisser dans mon esprit.

 

- Maureen ? Appelai-je en me redressant.

 

- Vous désirez quelque chose ? demanda-t-elle en levant les yeux sur moi.

 

- Je souhaiterais aller me promener dans les jardins, expliquai-je simplement, prête à gagner la porte de ma chambre.

 

- Eh bien, allons-y, observa-t-elle en me gratifiant d'un sourire diplomatique.

 

- C'est une activité que je préfère faire seule… j'ai besoin de réfléchir au calme… répondis-je en prenant une mine contrite, ce que je ressens un peu en sachant que je lui mens.

 

Un silence tombe dans la pièce. J'espère ne pas l'avoir vexée, mais son expression ne trahit rien de ses émotions. Après de longues secondes durant lesquelles je songe qu'il serait plus simple de me résoudre à lire, elle finit par dire :

 

- Alors allez-y, je resterai ici.

 

 

 

Rien n'est plus agréable pour moi que les deux heures que je passe ainsi à explorer à nouveau le monde de l'air, et qui se répètent à partir de ce moment là presque chaque soir. Je ne sais si Maureen garde pour elle mon secret ou a simplement décidé de tout en ignorer, mais je ne compte pas aller le lui demander. Ces quelques heures ne me laissent pas le temps d'aller bien loin, mais je prends plaisir à observer les plages et parfois le village. Chaque fin de journée m'offre le plus grand des spectacles et je contemple de longues minutes le soleil se coucher, disparaître à l'horizon en teintant le ciel d'une infinité de rouges, avant de ne laisser plus que l'obscurité qui est le signe de mon départ.

 

J'observe aussi les humains lorsqu'il m'est donné d'en croiser. Bien sûr, je fais bien plus attention que lors de ma première sortie, mais voir leurs vies, leurs objets, deviner leurs habitudes, me remplit de fascination et d'admiration pour ce qu'ils sont. Souvent, j'ai envie d'être parmi eux et parfois, j'ai le plaisir d'apercevoir un homme et une femme marchant main dans la main et le bonheur qui se lit dans leurs yeux ne cesse de me convaincre que j'ai raison.

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