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Chapitre 25 - Déclaration

Aslinn

Trois journées s'écoulent dans un bonheur des plus doux. Je passe mes matinées en compagnie de Méallan et de ses précepteurs lorsqu'il s'agit de leçons d'histoire ou de philosophie, sinon je suis avec Sean qui m'apprend à lire leur langue. J'apprécie grandement la culture des humains. Ils réfléchissent beaucoup et sur toutes sortes de choses. Quant à leur langue, je la trouve très belle, bien qu'elle me soit difficile à apprendre, leur alphabet ne ressemblant à aucun de nos signes à nous.

 

Les après-midis s'écoulent elles en compagnie de Méallan uniquement. Il me fait la lecture après le repas du midi, dans la bibliothèque du château, des histoires merveilleuses où les hommes se battent pour l'honneur, la gloire, l'amour et dont la destinée est ponctuée d'aventures. De telles histoires n'existent pas à Atlantis, ni ailleurs à ce que je sache. L'écriture sert principalement à transmettre le savoir. Il n'y a pas beaucoup d'histoires, seulement des contes pour les petites sirènes et les jeunes tritons.

 

Enfin, lorsque le soleil redescend un peu du ciel et qu'il fait moins chaud, nous allons nous promener dans les bois ou sur la plage, en calèche ou à pied… et Méallan me parle. Il me raconte son enfance, sa vie dans la grande cité loin d'ici, son destin, ce qu'il voudrait faire de ses jours… Il parle et je l'écoute, et je le regarde. J'aime tout de lui et lorsque nous sommes ainsi, je sais que j'ai fait le bon choix et que je serai heureuse avec lui.

 

Je n'ai pas peur des jours qu'il me reste, je vis et cela me rend heureuse, je laisse le temps l'attacher à moi comme je m'attache à lui, et je sais qu'il m'aimera assez. Si j'avais une âme, je serais prête à la lui donner toute entière sans la moindre hésitation.

 

Le soir, lorsque la nuit emporte mes pensées, je rêve de ma famille, de mes sœurs surtout, d'Atlantis et du monde que j'ai quitté. Ils me manquent. Beaucoup. Parfois le visage de Rosheen me paraît si réel que je me réveille trempée entre mes draps qui me tiennent trop chaud. Je donnerais beaucoup de choses pour les revoir, mais je sais que ma vie est ici à présent. Alors quand le jour revient, je me force à les oublier. Je les range sereinement dans un coin de mon esprit et je suis dans cette autre vie où le prince est mon soleil, où être à ses côtés me suffit.

 

Je voudrais pouvoir l'exprimer. La parole me manque également… Chaque jour, j'arrive à me faire mieux comprendre, surtout par Sean, à qui j'ai pu expliquer de nombreuses choses, sur ma situation comme sur mon ancienne vie dans l'océan. Il vient chaque soir dans ma chambre et avec lui Émilie apporte ce qu'il appelle un baquet, rempli d'eau délicieusement chaude qui apaise la douleur de mes jambes.

 

- Aslinn, vous m'entendez ? demanda-t-il alors que je fixe le mur, loin dans mes songes.

 

Je tourne brusquement la tête vers lui, ramenée soudainement à la réalité. Je pince les lèvres et baisse légèrement les yeux en signe d'excuses, mais il n'a pas l'air fâché. De toute manière, Sean ne se fâche jamais. Je le vois d'ailleurs rarement exprimer le moindre sentiment, il sourit au mieux, mais cela ne me dérange pas le moins du monde.

 

- J'étais en train de vous demander si vous vouliez poursuivre demain la lecture de Perceval ou le conte du Graal, ou si vous préféreriez autre chose, reprit-il pour moi.

 

Je ne sais pas. J'aime assez le personnage, mais je trouve cette histoire un peu ennuyeuse. Perceval est un homme fort étrange à mon sens. Mon regard dévie vers le balcon. Les fenêtres en sont ouvertes de sorte qu'un doux courant frais inonde la pièce. Je suis assise dans le fauteuil vert, les pieds dans l'eau, c'est une douce soirée.

 

Je m'apprête à répondre que je souhaiterais une autre lecture lorsqu'un éclat de voix me parvient depuis l'extérieur. Surprise, je me redresse vivement et tends le cou.

 

- Miss Nérina !

 

Je reconnais cette fois la voix du prince. Je sens la joie me monter au visage en même temps que je me lève en hâte pour aller lui répondre. Dans la précipitation, je laisse tomber les pans de mon vêtement de nuit dans l'eau du baquet. Je l'en retire vite avant de sortir de l'eau comme je peux, ralentie par mes jambes engourdies et toujours douloureuses après une nouvelle longue journée de marche.

 

- Attendez, je vais vous aider, fit Sean en arrivant à mon secours.

 

Il me tend la main pour que je sorte l'autre jambe de l'eau et en même temps replace mes cheveux le long de mon buste avant de me pousser doucement vers le balcon. À l'extérieur, je m’agrippe au rebord de pierre pour éviter que mes jambes ne cèdent et décoche mon plus beau sourire à Méallan qui se trouve juste en dessous dans les jardins.

 

- Bonsoir Miss Nérina ! s'exclama-t-il en me faisant un signe du bras que je lui rends aussitôt.

 

Il me contemple un instant avant qu'une expression de surprise ne se peigne sur son visage.

 

- Oh, vous êtes déjà en chemise de nuit, vous alliez dormir peut-être ? me demanda-t-il en reculant d'un pas.

 

Je secoue la tête vivement avant de désigner le ciel où il ne fait même pas encore tout à fait nuit.

 

- Très bien. Je voulais vous proposer de venir avec moi pour une promenade sur la plage. J'aime beaucoup y marcher le soir, m'expliqua-t-il la visage toujours levée vers moi.

 

Je hoche la tête avec un grand sourire avant de lui présenter ma main pour lui faire signe de m'attendre, ce à quoi il répond par un bref mouvement de tête. Je retourne dans la chambre en grande hâte. Sean est toujours là et me regarde d'une telle façon que je sais qu'il n'a rien entendu. Je m'agite en tout sens, pointant l'extérieur avec frénésie, ne sachant pas comment m'expliquer.

 

- Calmez-vous, me demanda-t-il doucement en posant ses mains sur mes épaules.

 

Surprise de son geste, je m’immobilise et il enlève ses mains aussitôt. Reprenant un peu de contrôle sur moi-même, je me dirige vers l'armoire et montre une de mes robes avant de désigner à nouveau le balcon.

 

- Vous devez sortir ? devina-t-il. Avec le prince ?

 

Je confirme. Sean acquiesce à son tour, appelle Émilie puis disparaît sans un mot de plus. Je me retrouve un peu déconcertée, mais dès qu'Émilie arrive, je lui montre ma robe avec insistance.

 

- Je vais vous aider à vous habiller Miss Nérina, fit-elle aussitôt en s'exécutant.

 

En quelques minutes, je suis habillée mais je suis incapable de porter encore des chaussures et je n'ai pas de temps pour me coiffer. Alors après quelques rapides coups de brosses, Émilie décrète que je suis très jolie ainsi et que je peux sortir, ce dont je la remercie d'un sourire en lui prenant la main. Au fil de ces quelques jours, je suis devenue assez proche d'Émilie. Bien sûr, elle ne sait rien de moi, mais c'est elle qui m'aide pour toutes ces choses si compliquées que font les humains, comme se laver, s'habiller dans de si grands vêtements ou pour les coiffures si compliquées qu'ils jugent de bon goût. Elle est toujours de bonne humeur et elle s'est habituée à ma façon de m'exprimer.

 

Je quitte donc ma chambre en hâte, bien que mes jambes me forcent à ralentir l'allure. Elles me font beaucoup souffrir ce soir. Une fois dehors, je retrouve Méallan qui m'attend non loin du petit chemin qui mène à la crique. Je le rejoins en quelques enjambées et je suis heureuse de retrouver plus tôt que prévu ce sourire que je chéris tant.

 

- J'espère que cette demande impromptue ne vous cause aucun dérangement, fit-il, me proposant son bras que je saisis comme nous en avons l'habitude.

 

Je secoue la tête pour le rassurer et nous commençons à marcher tranquillement. Le prince me parle de choses et d'autres, de la leçon d'Histoire que nous avons écoutée ce matin, puis du livre dont il me fait la lecture en ce moment, qu'il a déjà lu et dont il a hâte que je découvre la suite. Nous arrivons sur le sable blanc de la crique en quelques minutes, mais j'ai déjà la sensation de ne plus pouvoir marcher. Chaque pas me force à rester concentrée pour ne pas m’effondrer. Heureusement, Méallan est occupé à observer le ciel et ne remarque pas mon visage qui doit sûrement être crispé. Il faut dire que le ciel est magnifique. Le soleil a disparu à l'horizon, mais de grands pans de ciel sont encore peints de nuances orangées.

 

Le son des vagues me réconforte un peu, mais au bout de quelques minutes supplémentaires, je ne peux plus tenir tant mes pieds me brûlent. Je lâche le bras du prince et me dirige vers l'eau dans laquelle je plonge mes pieds avec soulagement. Elle est très froide, mais cela est au moins aussi apaisant que l'eau chaude, même si je sens un frisson me parcourir.

 

- Vous êtes pieds nus ? me demanda Méallan visiblement surpris.

 

Je sais que ce n'est pas une chose que font beaucoup d'humains de rester pieds nus, alors je me contente de hausser les épaules. Le bas de ma robe est légèrement mouillé, mais cela m'est égal, d'autant plus lorsque le prince me rejoint après avoir ôté ses propres chaussures.

 

- L'eau est fraîche, mais c'est vrai que c'est agréable, commenta-t-il tout en se baissant pour relever son pantalon.

 

Je lui souris et nous nous remettons à marcher, dans l'eau cette fois, où je me sens bien mieux. Nous passons sous les voûtes formées par la falaise et atteignons la plage, quittant la jolie petite crique.

 

- Vous ne trouvez pas le ciel merveilleux ? me demanda-t-il pour reprendre la conversation.

 

Je hoche la tête avant de me tourner vers l'horizon. Les couleurs ont pratiquement toutes disparues. Bientôt il ne restera que ce bleu foncé qui recouvre le ciel, qui laissera lui-même place à la noirceur de la nuit, heureusement ponctuée d'étoiles et éclairée par la lune.

 

- Je voudrais pouvoir passer chaque soirée jusqu'à la fin de mes jours sur cette plage, à regarder l'océan, le ciel, et écouter le bruit des vagues, me confia-t-il avant de se tourner vers moi. Mais ma mère viendra bientôt au château et je devrai repartir avec elle…

 

Mon souffle s’interrompt et je le fixe sans savoir comment réagir à ce qu'il vient de dire. Il va partir ? C'est impossible !

 

- Dans une dizaine de jours, je quitterai ce château pour toujours, termina-t-il avant de pousser un long soupire.

 

Je retiens le mien en même temps que le soulagement m'aide à retrouver mes esprits. Dix jours, c'est de toute manière à peu près ce qu'il me reste de temps à passer sur terre si je n'obtiens pas son amour. Mais je comprends sa peine. Mon bras étant toujours sous le sien, je presse doucement son avant bras du bout de mes doigts. Son visage revient vers moi et j'aperçois l'esquisse d'un sourire au coin de ses lèvres.

 

Un long silence s'étale alors entre nous. Méallan semble perdu dans ses songes et les miens m'accaparent quelque peu. Je ne sais pas quoi faire. Nous sommes heureux sur cette plage en cette fin de journée, mais je sais qu'il me faut agir. J'ai laissé assez de temps s'écouler. Si j'ai bien compté, il me reste douze jours avant la pleine lune… mais comment le rendre amoureux de moi ?

 

- Nérina, souffla-t-il en nous arrêtant au milieu de la plage.

 

Je me retrouve face à lui, le souffle à nouveau court. Il m'a appelée par mon prénom, uniquement mon prénom, je suis sûre que cela a une importance. En même temps qu'il me dévisage, sa main descend le long de mon bras pour venir attraper mes doigts qu'il emprisonne dans les siens. Mon cœur se met à battre la chamade aussitôt.

 

- Je ne sais pas si vous vous souvenez, le premier jour que nous avons passé ensemble, nous sommes allés au port et je vous ai parlé du naufrage qui a eu lieu le jour de mon anniversaire. Vous vous en rappelez ? me demanda-t-il, ses yeux dans les miens.

 

Je hoche imperceptiblement la tête. J'ai essayé plusieurs fois de lui reparler de cela, mais jamais je n'ai réussi à amener le sujet dans ses conversations.

 

- Je vous ai aussi parlé d'une jeune femme qui était avec moi sur la plage… Depuis ce jour, je n'ai cessé de songer à elle et surtout d'en rêver, nuit après nuit, mais je suis incapable d'apercevoir les traits de son visage… Enfin, j'en étais incapable, jusqu'à ce que vous n'arriviez, ici même sur cette plage où on m'a retrouvé. Depuis, c'est vous que je vois. Je sais que vous ne pouvez être elle, que vous étiez sans doute à l'autre bout du pays ou même du monde, mais c'est vous que je vois.

 

J'en reste saisie. J'ai l'impression de ne plus sentir aucune partie de mon corps. Sans le savoir, il m'a reconnue. Qu'il sache exactement que c'était moi, comment, pourquoi… cela n'a plus aucune importance à présent.

 

Ma main est toujours dans la sienne. J'ouvre la bouche sans pouvoir m'en empêcher, puis la referme, alors il poursuit :

 

- Nérina..

 

Oh, bien que ce ne soit pas mon nom, l'entendre le répéter ainsi me comble du plus grand des bonheurs.

 

- Je crois que vous êtes celle que j'attendais… souffla-t-il en avançant d'un pas.

 

Son visage s'est grandement rapproché du mien. Son nez pourrait presque toucher mon nez. Je sens son souffle sur la naissance de mon cou et ses yeux toujours grands ouverts me scrutent avec une lueur intense qui me grise complètement. Je sens son autre main attraper la mienne restée libre, en même temps que son front vient se coller au mien. Mon cœur n'en finit plus de s'emballer dans ma poitrine.

 

En proie à la plus vive des émotions, je suis sur le point de laisser doucement mes yeux se fermer pour recevoir son amour lorsque j'aperçois quelque chose derrière lui, dans l'océan, un buste, un visage que j'ai du mal à reconnaître, mais qui me fige aussitôt. C'est Rosheen ! Prise de court, je recule et je rencontre le regard étonné du prince qui semble un instant décontenancé.

Il remarque mon regard troublé et se retourne vers l'océan, mais ma sœur a disparue dans les flots. Il n'y a rien d'autre à regarder que les vagues et le ciel à présent tout à fait sombre.

 

- Je suis désolé, s'excusa le prince, cet endroit vous rappelle probablement de mauvais souvenirs.

 

Non ! Il a lâché mes mains… Je sens ma gorge se serrer sous le coup de la déception. Pourquoi ai-je détourné le regard ? Incapable de laisser ce moment se terminer ainsi, j'attrape sa main que j'amène jusqu'à mes cheveux qui voltigent autour de moi, emmenés par le vent. Son visage est incroyablement sérieux, mais ses doigts glissent entre les mèches qu'il replace doucement derrière mes oreilles. Je souris timidement. Se souvient-il qu'il a fait la même chose sur la plage, avec cette fille dont il a tant rêvé ? Je ferme les yeux et apprécie le contact de sa peau qui frôle doucement celle de mon visage. Je ne savais pas que cela pouvait être ainsi, si important et si banal.

 

Finalement, sa main retombe en silence au moment où une nouvelle vague explose derrière nous, venant mouiller nos chevilles. Un sourire se dessine enfin sur ses lèvres et il reprend ma main dans la sienne avant de m'attirer vers le château. 

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