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Chapitre 30 - L'arrivée de la Reine

Aslinn

Je passe la suite de la matinée dans ma chambre après être rentrée au château. Je n'ai pas la force de me lever, de sourire, d'exister dans ce monde où j'ai perdu les miens, pour ce jour-ci. Je pense à mes sœurs et mouille beaucoup de mouchoirs à cause de mes yeux qui ne cessent de couler. Jusque-là, j'ai vécu en les imaginant heureuses à Atlantis comme nous l'avions toujours été, et concentrée sur le prince Méallan dont la présence a le don d'enchanter mes journées. Mais de les savoir malheureuses par ma faute et le souvenir tenace de leurs regards plus tôt ce matin me laisse anéantie. Par moment, je souhaiterais être sirène à nouveau pour être avec elles, mais imaginer ma vie sans Méallan me paraît impossible.

 

À midi, Émilie vient toquer à ma porte, un plateau chargé de nourriture entre les mains. Je l'observe entrer sans réagir. Elle dépose le plateau sur le bureau, puis vient vers moi les traits plein de compassion.

 

- Que vous est-il arrivé pour qu'il y ait toutes ces larmes ? me demanda-t-elle en s’asseyant sur le bord du lit.

 

Je lève vers elle des yeux surpris. C'est la première fois qu'elle se permet ce genre d'indiscrétion, mais d'une certaine manière, je suis heureuse qu'elle le fasse. Je me redresse doucement entre les couvertures et essuie mes joues encore humides. Je pousse un long soupir avant de lui désigner mon cœur.

 

- Vous vous inquiétez à propos de sa Majesté ? se méprit-elle avant de poursuivre sans me laisser le temps de rectifier son erreur. Vous savez, il est très inquiet pour vous. Il a hésité à venir vous voir, mais comme vous n'avez répondu à personne ce matin, il a préféré vous laisser tranquille.

 

Cette information me remonte un peu le moral. Je n'ai pas pensé un seul instant que de garder la chambre pourrait lui causer du soucis, mais ses précautions à mon égard me touchent.

 

- Vous ne voulez pas quitter le lit et descendre un peu ? Cela vous ferait du bien, reprit-elle en se levant pour aller ouvrir les rideaux que j'ai fermés en rentrant de la plage.

 

Bien que l'image de mes sœurs soit encore vive dans mon esprit, j'essaie de me ramener à la raison. Je suis une humaine à présent et le mieux que je puisse souhaiter est de le rester. Le prince Méallan s'inquiète pour moi et sa compagnie pourrait très certainement me faire du bien. Je ferme les yeux un instant et imagine son visage souriant. Cela me donne l'énergie de sortir du lit. Émilie m'encourage et en me levant j'aperçois Sean à ma porte, le visage grave et inquiet. Je suis surprise de le trouver là. Il n'entre pas et ne cesse de me dévisager. Il a l'air repenti.

 

Émilie va fermer la porte pour que je puisse m'habiller et il disparaît de ma vue. Elle me fait revêtir une jolie robe beige très clair que je n'ai jusque-là jamais mise, puis me coiffe avec des gestes précis et rapide pendant que je mange quelques fruits, comme j'ai raté le repas. Lorsque je suis prête, elle vient m'ouvrir la porte et je constate que Sean est toujours là. Émilie, avisant qu'il souhaite me parler, s’en va au rez-de-chaussé, emmenant le plateau avec elle.

 

- Je suis désolé, je ne pensais pas que vous auriez autant de peine, s'excusa aussitôt Sean en attrapant ma main.

 

Son contact me surprend, mais face à sa peine évidente, je n'ose la lui retirer. Je lui souris et incline doucement la tête avant d'entendre des bruits de pas dans l’escalier. Sean lâche brusquement ma main en reculant et le prince Méallan apparaît devant nous. Lorsque ses yeux se posent sur moi, un large sourire illumine ses traits et je sens la chaleur me monter au visage. Il vient à ma rencontre et à son tour attrape mes mains dans les siennes. Ce contact familier me fait du bien.

 

- Allez-vous mieux ? me demanda-t-il plein de sollicitude. J'ai cru que vous étiez malade. Nous avons failli faire venir le docteur.

 

Je serre ses mains et hoche vivement la tête. Il passe alors son bras autour de ma taille avant de me diriger vers les escaliers afin que nous allions nous promener.

 

 

Plus tard dans l'après-midi, le prince Méallan et moi-même sommes dans le jardin. Il fait très doux aujourd'hui, une légère brise éloigne par moment la chaleur écrasante du soleil. Il me parle de la saison de chasse qui a commencé il y a quelques jours à peine, du plaisir qu'il a à se retrouver en forêt, sur son cheval entouré par les chiens qui cherchent ce qu'ils appellent la piste. Je ne sais pas vraiment de quoi il s'agit, mais à l'entendre tout cela a l'air passionnant. De plus, j'adore le petit lapin qu'il a eu l'attention de me ramener. Il a finalement été logé dans les écuries, Mélanie l'ayant trouvé trop sale pour résider dans ma chambre ou dans toute autre pièce du château qui ne soit pas prévue pour les animaux. Méallan m'a emmené le voir après que j'ai décidé de sortir de ma chambre et j'ai pu caresser son poil soyeux de longues minutes.

 

- Voyez-vous, les cerfs sont des créatures incroyablement agiles. Ils sont très difficiles à débusquer et lorsque nous suivons enfin la trace…

 

Je suis en train de jouer avec les pétales d'une fleur tout en écoutant le prince lorsqu'un son étrange retentit au loin. Surprise, j'en lâche le contenu de ma main en me redressant. Méallan rit un moment de ma réaction avant de m'expliquer :

 

- Ce doit être ma mère qui arrive. C'est vrai que le son de la trompette est déconcertant, mais j'ai tellement l'habitude à présent.

 

Je sens mon cœur s'emballer dans ma poitrine à ces mots. Sa mère ! Je vais la rencontrer dès aujourd'hui ! J'espère qu'elle va m'apprécier, il le faut. Je ne connais pas les traditions du monde des hommes, mais je me doute que les parents doivent au moins avoir leur mot à dire dans les affaires de leurs enfants.

 

- Calmez-vous Miss Nérina, je suis sûre qu'elle vous appréciera. Je lui ai envoyée une longue lettre à votre sujet qui l'aura mise dans les meilleures dispositions pour vous rencontrer.

 

J'aimerais le croire, mais je me demande ce que pensera une reine d'une jeune fille qui ne peut pas même prononcer un mot.

 

- De toute façon, elle ne paraîtra pas avant ce soir, le voyage l'aura sûrement fatiguée.

 

Heureusement, il s'avère que Méallan a raison. Durant une bonne partie de la fin d'après-midi, des calèches arrivent chargées d'humains et d'affaires leur appartenant. De ce que m'a raconté Émilie, il s'agit de la suite de la reine, une partie de la cour qui se déplace partout où elle va, comme la garde royale dans les sept royaumes de l'océan. Le prince se devant d'aller saluer sa mère, il me quitte pour aller la rencontrer tandis que je regagne ma chambre plus nerveuse que jamais.

 

Je reste seule près d'une heure, à marcher à travers la pièce, réfléchir à ce que je devrais faire pour bien paraître, ou observer l'océan depuis le balcon pour me donner du courage. Je suis retournée m'asseoir sur mon lit lorsque Sean toque à ma porte puis entre sans que je ne l'y ai autorisé. Je me lève aussitôt et lui lance un regard empli de mon étonnement.

 

- Aslinn, comme vous devez le savoir la reine est arrivée. Ce soir, vous aurez à paraître au dîner auquel vous avez été conviée. C'est un grand honneur et pour cela, vous devez vous habiller mieux encore que d'habitude. Comme je savais qu'elle allait venir, je vous ai fait confectionner une robe qui soit appropriée à une telle rencontre et vous avez également les accessoires qui vont avec, m'annonça-t-il en me tendant un large paquet enveloppé par du papier brun.

 

Je le remercie en l'attrapant. Il m'adresse un bref signe de tête avant de disparaître comme il est venu. Je reste un instant perplexe, immobile au milieu de ma chambre. Lorsque je recouvre un peu mes esprits, ma première attention va au paquet que j'ai toujours dans les bras. Je le dépose sur les couvertures avec précaution et prend un soin attentif à l'ouvrir. Je découvre une robe magnifique, plus merveilleuse encore que tout ce que j'ai pu voir jusque là des vêtements humains. Elle est rouge, un rouge vif que je trouve très beau. Le tissu est très doux et il y a de belles dentelles blanches aux manches, à la taille et sur le bas de la robe. Je la sors du paquet, passe mes doigts sur les finitions avant de jeter un coup d’œil dans ce qu'il reste à l'intérieur du paquet. Il y a des chaussures, de la même couleur que la robe, qui semblent incroyablement fines, ainsi que des parures de cou, de bras et d'oreilles, aux teintes or et rouge.

 

Je n'en reviens pas que Sean puisse m'offrir pareil beauté. Cette robe semble être faite pour la reine elle-même tant je lui trouve de la grâce. Mais je n'ai pas plus de temps pour me répandre en admiration, car Émilie entre d'un pas vif dans ma chambre.

 

- Miss Nérina, il faut commencer à vous préparer. Il sera bientôt six heures et la reine aime dîner assez tôt. Des ordres ont déjà été donnés en cuisine.

 

Je passe l'heure qui suit à me laver, m'habiller, me parer et à me faire coiffer, tout cela avec l'aide précieuse d'Émilie qui ne laisse rien au hasard, m'aspergeant une nouvelle fois avec cette odeur délicieuse, bien qu'elle en ait trop mis à mon goût.

 

- Vous êtes magnifique, vous allez faire grande impression ce soir, m'assura-t-elle en terminant de retoucher quelques mèches de ma chevelure.

 

Je n'ai que quelques minutes pour me calmer avant qu'un autre serviteur ne vienne toquer à ma porte pour me prévenir que je suis attendue dans la grande salle à manger. Je souffle un grand coup. Le bout de mes doigts me pique, je me sens plus nerveuse que jamais. Je sais que je dois faire bonne impression, que je dois être jugée digne…

 

Je m'avance vers l'escalier que je descends doucement, sans écouter mes jambes qui comme d'habitude me font souffrir. Arrivée en bas de l'escalier, je suis surprise d'y trouver Sean qui pose un regard plein d'admiration sur moi.

 

- Vous êtes ravissante, me complimenta-t-il en me tendant son bras.

 

Je le remercie d'un sourire que je veux complice en inclinant un peu mon visage. C'est grâce à lui que je suis ainsi et je lui en suis très reconnaissante. Il me fait signe d'aller vers la salle à manger et je soulève un peu le tissu de ma robe afin de pouvoir avancer sans me prendre les pieds dans ce beau vêtement. Lorsque nous entrons dans la salle, je sens tous les regards se poser sur moi. Je parcours l'assemblée des yeux. Il y a beaucoup de monde, au moins une cinquantaine d'humains, hommes et femmes, qui me dévisagent avec curiosité dans le silence le plus total. Ils sont tous très bien habillés, mais je reconnais immédiatement la reine. Elle n'a pas de couronne, mais son vêtement se démarque de tous les autres par sa complexité et le nombre impressionnant de détails qui ont été ajoutés. Elle est aussi rousse que son fils est blond et ses yeux bleus me jugent sans la moindre retenue. Face à tout ce monde, je m'incline le plus gracieusement possible avant de redresser la tête pour poser mon regard sur le prince Méallan. Il est à la gauche de sa mère et me fixe avec une expression si profonde d'admiration que je sens mon cœur s'emballer aussitôt.

 

Le bras de Sean s'affermit sur le mien et il me fait signe d'avancer par la droite. Je le suis tout en lui étant reconnaissante des pas lents qu'il fait pour me laisser le temps de le suivre malgré ma robe. Il finit par me laisser le devancer, car ma place se trouve à côté de la reine. Un serviteur vient retirer ma chaise et m'aider à m'installer pendant que Sean prend place de mon autre côté. Je me retiens de soupirer d'aise lorsque je suis enfin assise et fais attention à me tenir droite comme me le signale Sean d'un discret signe de la main.

 

Je ne sais où poser les yeux et me sens pour la première fois satisfaite de n'être en mesure de parler, face à la reine qui me dévisage toujours. Je fixe mon assiette de plus en plus nerveuse et sans que je ne m'y attende, les conversations semblent reprendre d'un coup, et un grand bruit de voix mêlées se lève dans la salle. Je sursaute presque et m'accroche à ma robe, les doigts serrés sur le tissu rouge.

 

- Ainsi, vous êtes la charmante jeune fille que mon fils a eu le hasard de retrouver sur une plage proche du château ? me demande la reine après quelques secondes supplémentaires à me considérer.

 

Je hoche doucement la tête, plus qu'intimidée. Je relève lentement les yeux et quand je croise son regard si sûr et plus glaçant que le vent, je les détourne pour croiser ceux du prince Méallan. Il me sourit et la chaleur de son visage me donne un peu de courage.

 

Il m'en faut d'ailleurs beaucoup pour affronter la longueur du dîner. Nous ne sortons de la salle que deux heures plus tard après une foule de questions auxquelles je n'ai pu répondre que par oui ou par non, sentant bien que mes gestes sont trop désordonnés pour me faire comprendre, malgré toute l'aide qu'a pu m'apporter Sean, prenant souvent la parole pour moi. Je n'ai pas la moindre idée de ce que pense la reine à mon sujet et je suis totalement vidée de toute énergie tant j'ai été tendue.

 

Alors que je me retrouve enfin dans le couloir qui mène à ma chambre, j'entends des bruits de pas dans l'escalier, ce qui me force à me redresser, et je serre le poing en sentant un élancement parcourir le bas de mes jambes.

 

- Miss Nérina !

 

Je reconnais la voix de Méallan et je sens un sourire me monter au visage en même temps que je me tourne vers lui, plus sereine. Il est incroyablement beau dans sa tenue d'apparat, chose que je n'ai pu réellement remarquer à table lorsque nous étions assis. Il vient vers moi et attrape aussitôt mes mains dans les siennes.

 

- Vous avez été parfaite au dîner ce soir. Je suis sûr que ma mère vous a beaucoup appréciée. Je ne vous dérange pas d'avantage, vous devez être épuisée.

 

Il dit tout cela d'une voix rythmée, sans doute pressé de retourner au rez-de-chaussé où il doit être attendu. Mais avant de repartir, il s'avance vers moi et dépose un baiser sur ma joue. Je me fige aussitôt et le regarde redescendre dans un état second. Ma main vient seule se poser sur mon visage. Après sans doute plusieurs minutes plantée au milieu du couloir, Émilie me tire de mes songes.

 

- Miss Nérina ? Est-ce que vous allez-bien ? me demanda-t-elle visiblement inquiète.

 

Je pose sur elle des yeux égarés avant de la laisser m'accompagner dans ma chambre pour me déshabiller. Ôter la robe d’apparat me procure un grand soulagement. Je réalise en la quittant à quel point je me sentais à l'étroit à l'intérieur, entravée dans le moindre de mes mouvements par tout ce magnifique tissu. Les épingles qu'Émilie déloge de mes cheveux me procurent le même soulagement et lorsque ma chevelure se retrouve enfin libérée, je suis satisfaite de pouvoir les brosser moi-même. Émilie me quitte après m'avoir fait passer une robe de tous les jours, au cas où je veuille ressortir, mais elle m’avertit bien de ne pas paraître devant la reine aussi simplement vêtue. De toute manière, je n'en ai pas l'intention.

 

Une fois seule, je sors sur le balcon et savoure l'air frais de la soirée et l'air chargé d'embruns qu'amène l'océan. Mes pensées dérivent doucement vers Méallan, puis mes sœurs avec qui je me trouvais ce matin seulement. Elles me manquent, mais la douleur est moins vive que lors de notre rencontre. Je voudrais pouvoir raconter à Rosheen tout ce que je ressens, lui parler du prince, du bonheur que me procure chacun de ses regards sur moi… Alors que je songe à tout cela, l'océan me manque. Il est juste en face de moi, mais l'idée de devoir le quitter bientôt, d'une façon ou d'une autre, me donne la sensation que je vais perdre une partie de moi-même, pour toujours. 

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