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Chapitre 23 - Les affres de la mémoire

Aslinn

Nous sortons peu de temps après avoir mangé, profitant du soleil brillant dans le ciel alors que le vent pour une journée semble s'être un peu calmé. Sean a demandé à ce qu'une calèche soit attelée pour nous. Il s'agit d'une sorte de grande caisse en bois montée sur quatre roues et tirée par des chevaux, grâce auxquels les humains se déplacent. Je n'en avais encore jamais vu d'aussi prêt et lorsqu’ils arrivent finalement vers nous, je ne peux m'empêcher de m'en approcher. L'animal vers lequel je me dirige est entièrement noir, avec une tâche ronde et blanche au milieu du front. Il est magnifique.

 

- Vous pouvez le caresser si vous le souhaitez, m'indiqua le prince Méallan en venant à mon côté.

 

Je lance vers lui un regard interrogateur avant de tourner à nouveau les yeux vers le cheval qui mâche en secouant la tête devant nous.

 

- N'ayez pas peur, continua-t-il en attrapant ma main pour venir la poser sur son long cou noir.

 

Je sursaute légèrement, mais l'animal ne semble pas s'offusquer de mon contact. Je passe alors les doigts sur son poil soyeux, puis dans ce qui doit être ses cheveux, tout aussi noirs mais bien plus longs, dans lesquels ont été faites de petites tresses que je trouve très jolies.

 

- Vous pouvez partir, annonça Sean en sortant du château accompagné d'un serviteur un peu âgé qui vient rapidement prendre place à l'avant de la calèche.

 

- Merci beaucoup, Lord O'Nell, nous devrions être rentrés en fin d'après-midi, lui répondit le prince avec un signe de tête.

 

Je m'incline légèrement et lui souris en guise de remerciement, avant de suivre le prince qui se dirige vers la calèche. Il me laisse monter la première. Je baisse la tête et m'aperçois que de petites marches en bois directement accrochées à l'attelage ont été disposées afin que je puisse grimper. Ne voyant presque pas mes pieds à cause de la robe ample que je porte, j'attrape le tissu pour le remonter vers moi. Le prince vient alors m'aider et me tend sa main sur laquelle je m'appuie pour me hisser dans la calèche. À l'intérieur, je suis surprise de trouver de jolis coussins ainsi qu'une couverture en poils d'animaux sur lesquels je m'installe. Le prince monte à ma suite et s’assoie à coté de moi, un merveilleux sourire sur les lèvres.

 

- Cocher, nous souhaitons nous rendre au village, dit-il en se penchant vers la partie avant de la calèche, où le serviteur est installé sur une planche en bois.

 

Quelques instants après, nous partons. Je contemple alors avec bonheur le château qui s'éloigne peu à peu de notre vue, puis le petit bois par lequel nous devons passer pour gagner le village. La promenade est assez courte et le prince ne parle pas beaucoup, ce qui ne me dérange pas.

 

Nous passons à travers plusieurs rues. Il y a des pierres polies sur le sol sur lesquelles claquent les pieds des chevaux, et de nombreuses habitations ne tardent pas à nous entourer de toute part. Je trouve d'ailleurs les maisons très impressionnantes, montées sur plusieurs étages et dont les toits sont recouvert de paille très jaune ou de rectangles noires dont j'ignore l'origine. Mais ce qui me surprend le plus, ce sont les odeurs. Il semble y en avoir une infinité, bonnes comme mauvaises, qui me font tantôt froncer le nez ou tendre le cou.

 

Après quelques minutes, le serviteur finit par nous arrêter sur une petite place. Les pierres au sol sont plus jolies à cet endroit, moins abîmées et je remarque qu'elles forment un grand cercle jusqu'au centre où se trouve une belle et imposante sculpture crachant de l'eau. Me demandant de quoi il s'agit, je pose ma main sur le bras du prince pour attirer son attention et la lui désigne du bout du doigt.

 

- La fontaine ? me répondit-il. Vous voulez aller la voir ?

 

Je hoche la tête en souriant et il m'aide à descendre pour que nous nous en approchions. De plus prêt, je devine ce que forme la sculpture. Il s'agit d'un petit humain muni d'ailes dans le dos, assis dans une large vasque blanche. De l'eau sort de sa bouche, tombant dans la vasque qui la laisse également se déverser dans le bassin qui les entoure.

 

Devant la fontaine, comme l'a appelée le prince Méallan, je me penche et observe les remous de l'eau qui s'écoule paisiblement. Je tends la main et plonge mes doigts dans la fraîcheur liquide qui s'offre à moi. Le prince me rejoint rapidement et me regarde faire, tout en s'asseyant sur le rebord de pierre.

 

- Vous semblez fascinée par l'eau malgré ce qui vous est arrivé, me dit-il en me dévisageant.

 

Je secoue la tête de haut en bas avant d'observer le petit humain en pierre. Il est très gris, les joues rondes et la bouche souriante malgré le trou dont jaillis l'eau.

 

- Vous ne vous souvenez pas du tout d'où vous venez ? me demanda-t-il après quelques instants.

 

Je tourne mes yeux vers lui et hésite un moment avant de répondre. Comment pourrais-je seulement lui faire envisager ce qu'est Atlantis, ce qu'était ma vie avant d'arriver sur cette plage où il m'a trouvée ? Ma gorge se sert légèrement à cette pensée. J'aurais tant aimer lui raconter tout cela. Mais finalement je secoue la tête sans pouvoir empêcher la tristesse de se peindre sur mon visage.

 

- Ce n'est pas grave vous savez, cela reviendra peut-être avec le temps, et sinon, vous vous ferez de nouveaux souvenirs, m'encouragea-t-il avant de se relever. Et si nous allions marcher ? proposa-t-il finalement en me désignant les rues un peu plus loin.

 

Je retrouve mon sourire, passe mon bras sous le sien et le suis dans les jolies petites rues du village, accompagnés partout par le serviteur qui nous a amené jusqu'ici.

 

En cette journée très chaude, il n'y a pas autant de monde que les rares fois où j'ai pu venir observer le village, même si je n'avais jusque là jamais vu d'autre endroit que le port. Les quelques fois où nous croisons tout de même des humains, je ne peux m'empêcher de les dévisager, ce que j'ai tout le loisir de faire pendant qu'ils s'inclinent pour exprimer leur respect au prince Méallan. Je ne reconnais aucun visage, mais j'aime beaucoup les regarder. Leurs traits sont parfois si marqués, si différents des traits si lisses que nous avons généralement dans l'océan. J'aime aussi la diversité de leurs vêtements. Les femmes ont des robes simples comme celle que j'avais portée le premier jour au château, mais chacune semble y avoir ajouté de petits agréments pour être différente.

 

Nous passons devant plusieurs étales et nous arrêtons devant presque chacune d'entre elles. Je suis ravie de découvrir les métiers des humains. Le prince me donne des explications lorsque je lui désigne quelque chose et parfois s'étonne que j'ai pu oublier tant de choses. Nous sommes devant l'atelier d'un forgeron lorsqu'une odeur délicieuse attire mon attention. Je lève le nez et observe la rue pour savoir d'où cela peut provenir, mais il n'y a ni fleurs, ni linges à portée de mes yeux.

 

- Ah, vous sentez ? Nous approchons de la boulangerie, m'indiqua le prince en m'attirant vers une autre rue.

 

Je le suis, ma curiosité piquée au vif. Nous arrivons alors en quelques pas devant une jolie petite étale où sont disposés dans des paniers tressés des petits pains comme nous en avons au dîner, mais tous de différentes sortes. Et tout sent terriblement bon. Une grande femme un peu forte nous accueille avec un large sourire et en reconnaissant le prince s'incline devant lui avant de devenir toute rouge.

 

- Votre majesté, désirez-vous quelque chose ? nous demanda-t-elle d'une voix étrange en mâchant un peu les mots, ce qui fait un drôle d'effet.

 

Le prince se tourne alors vers moi et me propose gentiment :

 

- Miss Nérina, si cela vous fait envie, prenez quelque chose.

 

Je lui souris avant de reporter mon regard sur tous les petits pains. Je n'ai pas la moindre idée de ce que j'ai devant les yeux, alors je désigne un panier au hasard et regarde la grande femme me tendre le panier pour me laisser me servir. J'en prends un et le porte à mon nez. Il sent le sucre et quelque chose d'autre que je suis incapable de reconnaître. Après quelques secondes, je finis par croquer dedans. C'est bien plus tendre que les petits pains du midi et en effet, le goût en est sucré.

 

- Vous aimez ? me demanda le prince alors que nous nous éloignons de l'étale.

 

J'acquiesce avant de croquer à nouveau puis de lui tendre le petit pain pour lui en proposer un morceau. Il semble un instant surpris de ma démarche mais s'en saisit et en mange un morceau.

 

- Mmh, c'est au raisin, commenta-t-il en me le rendant.

 

Au raisin ? Sans doute une baie venant de leur terre. Je mange tranquillement tandis que nous continuons de marcher dans les rues, mais bientôt les pas deviennent de plus en plus difficiles. Si la douleur est restée supportable pendant de longues minutes, je la sens gagner de l'ampleur et remonter jusqu'en haut de mes jambes. Pourtant, je n'ai pas envie que notre promenade se termine. J'aime marcher avec le prince, écouter ses explications ainsi que ses commentaires souvent amusant sur les endroits devant lesquels nous passons.

 

Particulièrement lorsque nous arrivons au port. Je reconnais immédiatement l'endroit, les allées en pierres qui mènent au grand bassin où je n'ai jamais pu entrer, l'odeur forte de l'océan, mélange de sel et d'embruns, les petites maisons de bois d'où entrent et sortent des marins en habits bleus foncés. Et surtout, les bateaux. De grands bateaux en bois dont les voiles sont repliées et sur lesquels sont gravés des inscriptions que je ne peux pas lire. Nous marchons devant eux et j'ai tout le loisir de les admirer. Je trouve cela si beau, ces imposantes constructions qui arrivent à voguer sur les eaux malgré leur démesure.

 

- Celui-ci est un bateau de pêche, m'indiqua le prince en désignant un bateau qui me semble pourtant un peu plus petit que les autres.

 

Je frissonne à cette évocation. La pêche… Dans l'océan, à Atlantis ainsi que dans les six autres royaumes, nous ne mangeons pas de poissons ni les autres créatures de l'eau. Nous vivons avec eux. Certains tritons savent même communiquer avec certaines espèces comme les dauphins ou les baleines, en faisant vibrer l'eau. Nous nous nourrissons de crustacés et de plantes aquatiques uniquement. Heureusement, je ne vois aucun poisson et je me sens soulagée lorsque nous dépassons le bateau de pêche.

 

Quelques pas plus loin, nous nous arrêtons devant un bateau que je ne tarde pas à reconnaître. Cela me surprend d'abord et je ne peux m'empêcher de tourner des yeux pleins de questions vers le prince. J'ai vu le bateau s'écraser sur les rochers. Comment peut-il être là devant moi ?

 

- Il est beau, n'est-ce pas ? me demanda le prince en se méprenant visiblement sur ma réaction.

 

Bien sûr, il ne sait pas que j'étais là. Reprenant mes esprits, je me contente d'acquiescer avant de lui désigner le mot que je devine être écrit sur la coque, bien que j'en ignore la signification.

 

- Oceanus, ça veut dire océan en latin, c'est le nom du bateau, m'expliqua-t-il. Il est totalement neuf, reprit-il après quelques secondes de silence. Il est arrivé au port il y a quelques jours. C'est la réplique exact du bateau qui m'a été offert pour mon anniversaire il y a un peu plus de deux mois. Il a fait naufrage le soir même et j'ai d'ailleurs failli disparaître noyé.

 

Je me tourne vivement vers lui, ouvre la bouche par habitude avant de la refermer, impuissante. Je sens l'affectation dans sa voix... Si je chéris profondément le souvenir de cette nuit pour l'avoir rencontré, je comprends que cela soit différent pour lui. Il a manqué de peu d'y perdre la vie. Mais j'étais là.

 

- Il est d'ailleurs arrivé quelque chose de très étrange ce soir là… une tempête s'est levée d'un coup alors que l'océan était calme auparavant. Les éléments semblaient déchaînés, le bateau a foncé sur les falaises de la côte et un éclair a mis le feu au baril de poudre qui était dans la cale, prévu pour les feux d'artifices en mon honneur. Je ne sais pas comment cela s'est fait, mais j'ai sauté en dernier du bateau après quoi je ne me souviens de rien.

 

Ses yeux regardent au loin l'océan qui s'étend au-delà du port devant nous. Les miens ne regardent que lui, son visage n'exprime rien, mais je me doute qu'il me confie un souvenir pénible. Alors je ne peux m'empêcher de poser ma main sur son bras même si ma propre réaction me surprend. Nous ne faisons pas ce genre de choses entre sirènes ou tritons. Il se tourne vers moi et je vois un faible sourire étirer ses lèvres.

 

- Lorsque je me suis réveillé, poursuivit-il en me regardant cette fois, j'étais étendu sur la plage, bien vivant, et je crois me souvenir que quelqu'un était auprès de moi. Je me souviens d'une jeune femme et de sa voix, je crois qu'elle me parlait, je ne saurais dire ce qu'elle disait… Mais lorsque je suis pleinement revenu à moi, elle avait disparu et c'est Lord O'Nell qui m'a reconduit au château aidé d'un domestique. Le médecin a dit qu'il devait s'agir d'une hallucination à cause de l'eau salée ou du choc. Pourtant je suis certain que c'était réel… elle était là et j'ai touché son visage…

 

Il se souvient de moi ! Je sens une explosion de bonheur monter dans ma poitrine en même temps que mon cœur s'emballe. Je voudrais crier de joie, lui dire que c'était moi. Je n'en reviens pas qu'il s'en souvienne ! Oh, comme je voudrais pouvoir lui parler.

 

Mais bien que ses yeux me fixent toujours, je sens qu'il ne me regarde pas vraiment. Il est dans son souvenir… Je dois essayer de lui dire, il faut au moins que j'essaie. Je resserre mes doigts sur ses bras et capte son attention. J'ai le souffle court et je réfléchis à la manière dont je pourrais exprimer mon idée. Je dessine dans l'air quelques vagues à l'aide de mon bras avant de me désigner.

 

- Oui, peut-être que ce sont les vagues qui m'ont ramené sur la plage, répondit-il à mes gestes.

 

Je retiens un soupire avant de me remettre à bouger. Mais au moment où j'essaie de faire un pas pour expliquer mon idée, une intense douleur me remonte le long de la jambe et me tire une grimace. Le prince l'aperçoit et passe aussitôt son bras autour de ma taille.

 

- Est-ce que vous allez bien ? Je suis désolé, j'aurais dû penser à vos jambes, nous sommes debout depuis longtemps. Vous vous êtes si bien remise que j'oublie que nous vous avons trouvée hier tout juste sur cette plage en face du château, me dit-il en commençant à m'escorter vers l'entrée du port.

 

J'essaie de faire encore quelques gestes, mais le Prince a oublié cet instant de révélation pour revenir dans la réalité où je suis humaine et surtout muette.

 

Nous avançons doucement, mes jambes me font très mal mais je supporte la douleur tant bien que mal jusqu'à ce que nous arrivions à l'entrée de la rue menant au port, où se trouve le cocher sur la calèche avec les chevaux. Le prince m'aide à grimper et je m'installe avec bonheur sur les coussins, soulagée de ne plus avoir à me porter.

 

- Voulez-vous rentrer ? me demanda-t-il en s'asseyant à côté de moi.

 

Je secoue vivement la tête. J'ai envie que nous restions dehors, de voir encore le monde de l'air et qu'il me parle, oui, je veux qu'il me reparle du naufrage pour que je puisse lui expliquer que c'était moi. Il me sourit et je crois apercevoir quelque chose dans ses yeux, mais cela ne dure qu'une seconde avant qu'il ne reprenne la parole :

 

- Une balade dans la campagne alors ? Il y a de petites routes où la calèche peut passer, vous verrez la forêt, un peu de nature… proposa-t-il.

 

J'accepte et quelques instants après, nous partons. Ma joie s'est évaporée, je me sens presque mélancolique à présent. Si seulement j'avais su m'expliquer. Les chevaux trottent tranquillement et je laisse mes pensées dériver en même temps que mon regard sur le village, puis sur la campagne que nous gagnons peu à peu. Le village est encerclé entre l'océan et la forêt qui se trouve derrière les champs, ces grandes parcelles où les hommes cultivent une partie de ce qu'ils mangent. J'observe un moment certains d'entre eux travailler avant que le prince n'attire mon attention.

 

- Miss Nérina ?

 

Je me tourne vers lui, un peu confuse, et devant son air naturellement enjoué, j'essaie d'oublier ce qui me peine. Après tout, il est là, face à moi, et je n'ai que quelques jours pour gagner son amour. Et peut-être n'a-t-il pas besoin de se souvenir du naufrage pour m'aimer.

 

- Est-ce que tout va bien ? me demanda-t-il en fronçant légèrement les sourcils.

 

J'acquiesce et tente de lui sourire, même si le cœur n'y est pas totalement. 

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