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Prologue

La sorcière des océans

L'obscurité a enveloppé le château et ses environs depuis plusieurs heures lorsqu’une envoûtante sirène aux cheveux de jais fait son apparition. Elle prend place sur un large rocher dont la moitié se trouve immergée, ce qui lui permet de cacher sa nageoire - qui reflète son âge avec plus de vérité que le haut de son corps. Elle est impatiente. Sa bouche n'est qu'un trait, et ses yeux brillants sondent avec un éclat de folie la plage qui l'entoure. Dans quelques heures à peine, elle ne sera plus une sirène, ne sera plus si vieille, sa vie comme sa mort auront changés, et elle pourra se regarder dans la glace en sachant que jamais elle ne s'effacera du monde. Mais il faut pour cela que le jeune homme revienne la chercher afin de la mener au château, pour la conduire vers son destin.

 

Elle attend de longues minutes sur ce rocher, grattant de ses ongles sombres la mousse verdâtre qui s'y trouve, avant que la silhouette du jeune homme ne se laisse deviner sur la plage, éclairée par les rayons de la lune. Il est vêtu d'un grand manteau brun qui tombe jusqu'à ses genoux et empêche de deviner sa carrure. Il a toutefois de beaux traits, suffisamment fins pour qu'ils laissent présager sa noble naissance.

 

- Bonsoir, le salua-t-elle sèchement sans bouger de son rocher. Je t'ai attendu.

 

Ses yeux sont à présent comme deux billes noires d'où ne peut transparaître aucune émotion. Seul le ton de sa voix révèle les sentiments qui l'agitent. Lorsque le jeune homme arrive au niveau de l'eau, il s'arrête et s'incline légèrement devant elle. Son visage est fermé, ses traits tendus, et la sirène sait immédiatement ce que cela signifie pour elle. Après plusieurs secondes, il parle.

 

- Je n'ai pas été en mesure de faire ce que vous m'avez demandé, déclara-t-il simplement en fixant le visage de la sirène dont il ne peut voir qu'une moitié, éclairée par les rayons lunaires.

 

Il observe ses traits se crisper, puis se tordre sous la colère. Il sait parfaitement ce qu'il vient de lui avouer, et ce que cela peut lui en coûter ce soir. Il n'affiche pourtant pas le moindre signe de peur, résigné.

 

- Que s'est-il passé ? demanda la sirène d'une voix glaciale.

 

Ses longs ongles opaques crissent sur le rocher et sa bouche se tord en un rictus qu'elle ne peut contrôler.

 

- Le filtre que vous m'avez confié a été renversé par un domestique, dit-il simplement, conscient que plus de détails seraient inutiles.

 

- Es-tu donc complètement stupide ?! Pourquoi ne pas t'en être occupé toi-même ?! Je ne pourrai pas avoir d'autre filtre semblable avant une décennie au moins, et je n'ai plus de temps pour cela ! éructa-t-elle, en même temps que de violentes vagues se jettent sur la plage, égales à son humeur.

 

Elle ne cesse de parler et gronder durant de longues minutes. Le jeune homme pense un instant que c'en est fini de lui. Bien qu'il ait réussi à rester maître de lui-même jusqu'à cet instant, il sent ses membres commencer à trembler. Elle pourrait tout à fait le tuer. Il a levé la tête et la fixe pendant qu'elle parle, fasciné autant que terrifié par ce qu'elle est, comme le serait sûrement tout autre homme à sa place.

 

Elle finit par se taire, une longue minute peuplée du fracas des vagues lui est nécessaire pour reprendre tout l'empire qu'elle est capable d'avoir sur elle-même. Elle sait que rien ne peut faire changer ce qui est advenu de ce filtre qu'elle a eu tant de mal à obtenir. Elle dévisage le jeune homme et se demande un instant ce qu'elle va faire de lui. Ses nombreuses années d'expériences entre les deux mondes la ramènent à la raison, il pourrait encore lui être utile, même si rien ne peut encore prédire de quelle manière.

 

- Rentre au château, lâcha-t-elle finalement dans un soupir où perce sa rancœur. Je reviendrai te voir un jour, je t’appellerai, et il te faudra cette fois faire exactement ce que je te demanderai. N'oublie pas que je peux toujours reprendre ce que je t'ai donné, l'avertit-elle en se détournant de lui.

 

Le jeune homme acquiesce sans un mot de plus. Ce n'est que partie remise. Ses doigts se serrent sur ses paumes. Il ne sait si il doit être soulagé ou non. Elle ne lui a pas prit la vie mais la lui a-t-elle vraiment laissé…

 

Il s'incline devant elle, recule d'un pas, puis fait demi-tour, marchant à la même allure qu'à son arrivée. Bien qu'il aille retrouver son lit il sait qu'il ne dormira pas, pas tant qu'elle sera là, si près du château. Il disparaît bientôt dans la sécurité relative de l'ombre du château où elle ne peut plus le voir, où elle n'existe pas.

 

La sirène reste encore juchée sur son rocher durant de longues minutes. Elle se concentre sur le contact de l'air caressant sa peau blanchâtre. Ses yeux sont rivés au château. Tout construit de pierres, il n'est qu'à quelques mètres d'elle et pourtant tellement inaccessible.

 

 

 

Elle cherche longtemps une solution et lorsque une idée commence enfin à germer dans son esprit, un sourire ou ce qui y ressemble le plus étire ses fines lèvres pourpres. Satisfaite, elle se laisse glisser dans l'eau noire de l'océan.

Elle entre ce soir là dans la dernière année des trois siècles de sa vie. 

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