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Chapitre 36 - Quelques pas de danse

Sean

Cette après-midi au château, tout le monde est au courant de la grande nouvelle, même si elle ne sera annoncée officiellement que le soir du bal dans trois jours. Le prince Méallan d'Irlande va épouser la jeune fille perdue comme on la surnomme, Nérina pour le prince, ou Aslinn pour moi et pour elle-même si personne ne le saura jamais.

 

La reine et le prince ont discuté de longues heures durant pour en arriver à un accord : il l'épousera et prendra ses fonctions de roi dans la foulée, après leur mariage officiel au palais royal. Lui qui se refusait à prendre les rênes du pays à la place de sa mère, le voilà résolu à poursuivre sa destinée, avec Aslinn à ses côtés, qui sera sans aucun doute la plus charmante épouse qui soit, même si je doute que la vie qu'il lui offre puisse réellement apporter le bonheur à une jeune fille si douce et innocente.

 

J'ai l'impression de ne plus rien maîtriser. J'ai fait tout ce que je devais, j'ai même convaincu le prince Méallan de presser sa mère d'avancer le mariage, le persuadant d'avoir là la meilleure solution afin de préserver Aslinn. Je déteste l'idée d'agir encore pour la sorcière, mais ses intérêts se mêlent à ceux d'Aslinn… comment pourrais-je faire autrement ? Quoi qu'elle puisse préméditer, ce mariage aura lieu et plus personne n'y peut plus rien.

 

L'ensemble des préparatifs ont été lancés aujourd'hui même. Tout le village a été mobilisé et tous sont heureux de participer à ce grand événement. Des décorations, des robes, des plats… mille et une choses doivent être prévues et le village comme la cour privée de la reine baignent dans cette ambiance festive malgré la hâte qu'entraîne un mariage aussi rapide.

 

Les yeux posés sur l'océan, je pense à tout cela. Dans trois jours, je serai libre et je pourrai partir loin de ce château. En France peut-être, je prendrai la mer et naviguerai jusqu'à ce beau pays que je n'ai jamais vu et qui me permettra d'oublier tout ce qui est arrivé ici. Je laisserai le beau visage d'Aslinn s'effacer de ma mémoire, ses grands yeux bleus se perdront dans les limbes de mon esprit et même s’il ne devait jamais y avoir d'autre femme, je vivrais sans ressasser ce passé perdu.

 

On toque à la porte. Surpris dans mes songes, je me tourne puis invite à entrer.

 

- Lord O'Nell, le tailleur a terminé de prendre les mesures sur Miss Nérina. Dois-je l'envoyer chez quelqu'un d'autre ? me demanda Mélanie, le visage rouge.

 

Ma gouvernante n'a pas l'habitude de gérer autant de monde et je me doute qu'elle n'a jamais dû travailler si dur. Je lui réponds et la remercie avant de la regarder s'en aller d'un pas pressé. Cela me rappelle à mes propres devoirs. Je dois donner des ordres en cuisine et il serait également bon que je passe voir Aslinn afin de lui parler du bal.

 

Je prends donc la direction du premier étage et gagne la chambre de la jeune fiancée en quelques enjambées. Je toque brièvement et avant même d'avoir eu le temps d'abaisser le bras, un visage pratiquement inconnu apparaît derrière la porte. Il s'agit d'une femme d'âge mûr que je reconnais immédiatement comme une des dames de la suite de la reine, même si j'ignore quel peut bien être son nom ou son titre.

 

- Lord O'Nell ? me demanda-t-elle en prenant à peine le soin de s'incliner.

 

- Je souhaiterais m'entretenir avec Miss Nérina, répondis-je sans plus d'explications.

 

Plusieurs secondes s'écoulent avant qu'on ne me laisse entrer, ce qui m'agace profondément. Finalement la porte s'ouvre et j'entre dans la pièce où se trouvent deux autres dames plus jeunes, ainsi qu'Aslinn installée dans le même fauteuil que d'habitude, des étoffes partout autour d'elle.

 

- Et que pensez-vous de celle-ci ? Pour le buste, cela irait à merveille avec ce que vous avez choisi pour la jupe, commenta la plus jeune des deux femmes, brune et mince, en tendant un bout de tissu à Aslinn qui le saisit en ayant l'air de considérer la question.

 

Mais elle n'y réfléchit pas longtemps puisqu'elle m'entend entrer et se tourne tout de suite vers moi, un grand sourire de bienvenue sur les lèvres. Elle me montre alors le tissu bleu à motif de fleurs qu'elle a toujours dans la main, comme pour me demander mon avis.

 

- C'est… très joli, éludai-je avant de m'avancer vers elle. Si vous me le permettez, j'aurais besoin de m'entretenir avec vous, lui demandai-je des plus cérémonieusement, à cause de la petite cour qui l'entoure.

 

Tous les regards convergent soudainement vers Aslinn qui acquiesce à mon attention. Elle pousse les étoffes qui se trouvent encore sur elle et se lève, ce qui signe le départ des trois autres dames qui comprennent être de trop à mon grand soulagement.

 

Une fois seuls, je me détends un peu et avise le désordre qui règne dans la pièce que je n'avais jusque-là jamais vue dérangée. Aslinn semble elle aussi s'en rendre compte, le rouge lui montant soudainement aux joues pendant qu'elle se penche pour ranger un peu.

 

- Laissez cela, ce n'est pas important, Émilie s'en chargera, l'interrompis-je en l'aidant à se redresser. Aslinn, comme vous le savez, il y aura un bal pour le prince Méallan et vous-même dans trois jours et je n'y avais pas songé jusque-là, mais je devine que vous ne devez pas savoir danser… repris-je une fois que j'ai toute son attention.

 

Je l'observe d'abord froncer les sourcils, puis porter son regard sur ses jambes avant de relever les yeux vers moi et de hocher doucement la tête de haut en bas. Je ne sais pas ce qu'il me sera possible de lui apprendre en seulement trois jours, mais il me faut faire en sorte qu'elle puisse au moins danser une fois avec le prince Méallan.

 

Je passe donc l'heure qui suit à lui enseigner différents pas et mouvements qu'elle arrive plus ou moins à assimiler. Comme il fallait s'y attendre, le plus dur pour elle concerne les jambes qui lui sont toujours douloureuses et dont je lui demande parfois de faire un usage agile. Lorsque nous nous arrêtons, elle semble épuisée et s'appuie sur mon bras, les jambes tremblantes.

 

- Cela suffit pour aujourd'hui, asseyez-vous. Vous vous en êtes très bien sortie, la félicitai-je en l'aidant à s'installer dans le fauteuil toujours entouré d'étoffes.

 

J'aperçois le soleil en train de se coucher depuis la porte-fenêtre du balcon et je sens une étrange vague de mélancolie se répandre dans mon esprit, tandis que mes yeux reviennent se poser sur elle. Après quelques instants de silence, je ne peux m'empêcher de lui parler.

 

- Vous sentez-vous prête pour tout ce qui va vous arriver ? Le mariage, partir d'ici… ?

 

Elle me regarde avec intensité et je sens à quel point cela la peine. Elle me désigne alors l'océan, puis pose sa main qu'elle serre sur son cœur.

 

- Vos sœurs ? devinai-je aussitôt.

 

Elle acquiesce, pousse un long soupir avant de me désigner sa bague, un grand sourire sur les lèvres, et je comprends qu'elle essaie de me dire qu'en contrepartie, son mariage avec le prince Méallan la rend heureuse. Je sens encore ma poitrine se serrer et une fois de plus, je déteste cette sensation… Je baisse les yeux afin de lui cacher mes sentiments et suis prêt à quitter la pièce lorsqu'elle pose ses doigts sur mon bras.

 

Nos regards se croisent et je lis la reconnaissance dans ses yeux. Une vague de culpabilité me monte aussitôt à la gorge. Je ne sais pas ce qui l'attend, je ne sais pas ce que la sorcière s'apprête à faire, mais je suis certain de ne pas mériter cette gratitude. L'espace d'un instant, l'idée de tout lui avouer me traverse, mais je sais que cela ne servirait à rien d'autre qu'à l'inquiéter. Elle n'a pas plus d'emprise sur son sort que moi, et bien que cela me déchire, je ne peux qu'espérer son départ après son mariage.

 

Alors je lui souris et lui indique que nous dînerons probablement dans deux heures, avant de quitter sa chambre. 

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