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Chapitre 39 - Une vie pour une vie

Je les observe évoluer gracieusement sur le sol brillant de la salle de bal. Elle est la femme la plus magnifique qu'il m'ait été donné de voir. Malgré sa transformation et la perte de cette aura qui m'avait fasciné lors de notre première rencontre, dont elle doit à peine avoir gardé le souvenir, je crois que jamais je ne pourrai trouver beauté plus simple, plus évidente. Alors qu'elle a ses merveilleux yeux bleus plongés dans les siens, je sens quelque chose se déchirer en moi. Je ne peux pas me le cacher plus longtemps… elle a volé mon cœur. Peut-être même à l'instant où je l'ai vue sur cette plage, enchanteresse sirène à la peau d'ivoire. Où lorsque le prince l’a trouvée, si faible, si vulnérable une fois devenue humaine. Je ne peux pas le savoir. Peut-être est-ce un rire, un sourire, ses longues paroles silencieuses qu'elle seule sait faire traverser dans l'air qui l'entoure… Je ne voulais rien savoir d'elle, mais en devant la trahir j'ai appris à la connaître et je suis tombé amoureux, comme le premier idiot passant à son côté.

 

Les voir ensemble m'est insupportable. Je sais qu'elle l'aime suffisamment pour être heureuse auprès de lui… mais j'aurais voulu être cet homme, être celui capable de provoquer tous ces sourires et cet intense bonheur que je n'ai cessé de lire dans ses yeux ces derniers jours au château. Après deux heures de supplice, alors que le bal bat son plein, je quitte la salle pour mes appartements. Ils seront largement capables de se débrouiller sans moi.

 

Une fois dans ma chambre, je me dirige comme toujours vers la fenêtre. Le jour est tombé, la lune est haute dans le ciel, presque entièrement ronde et entourée d'étoiles lumineuses. Je me sens en colère. Je voudrais pouvoir partir dès à présent. Loin d'eux, loin de leur bonheur. Ce château n'aura été le théâtre que de la somme de mes souffrances. Et pourtant, tout en pensant cela, ses yeux me hantent et je suffoque à l'idée de ne jamais les revoir, qu'ils m'oublient et même disparaissent de mon esprit.

 

Le souffle court, je me redresse et essaie de me raisonner. C'est à cet instant que mes yeux se posent sur une petite chose blanche posée au bord de la fenêtre de l'autre côté de la vitre qui me sépare de l'extérieur. C'est un coquillage en spiral… je sais parfaitement ce qu'il veut dire. Je ne suis plus allé la voir depuis que je lui ai annoncé le mariage d'Aslinn. Elle attend des nouvelles.

 

Je fixe le coquillage de longues secondes. Je ne veux pas, je ne veux plus. Je sais qu'elle lui fera du mal, elle ne sait faire que cela… elle m'a sauvé pour me garder prisonnier de longues années, je ne vois pas pourquoi elle épargnerait Aslinn et je ne veux pas que cela arrive.

 

Je tape rageusement contre la vitre et regarde le coquillage basculer, puis disparaître de ma vue en un instant. Je n'irai pas la voir sur la plage ce soir, je ne l'aiderai plus, je ne veux plus. Je sais de quoi elle est capable, je sais que même loin du château, elle peut m'infliger tout autant de choses qu'à un mètre d'elle. J'ai déjà tenté de lui résister et je sais ce que cela peut m’en coûter, mais je préfère mille souffrances que de poser encore la moindre pierre sur l'édifice qui mènera Aslinn à sa perte.

 

Sur cette décision, je quitte mes habits d'apparat et retrouve la fraîcheur de mon lit.

 

 

Une lame de douleur aiguë jaillit dans mon dos et je me réveille en me retenant de hurler de douleur. Je me redresse aussitôt, les poings serrés sur les draps alors que c'est cette fois ma poitrine que je sens se broyer, me coupant le souffle durant de longues secondes d'agonie.

 

C'est elle.

 

La douleur ne cesse pas et elle ne s'arrêtera pas tant que je ne quitterai pas le château pour aller la voir. Mais je ne veux pas, je ne peux pas. Je respire brièvement lorsque mon corps s'apaise, une seconde peut-être avant que mes jambes ne me fassent souffrir plus fort encore…

 

Je ne sais combien de temps je reste entre les couvertures à supporter le supplice imposé par cette sorcière qui hante ma vie, mais je sais qu'elle ne peut gagner. J'en ai la certitude jusqu'à ce que j'ai l'impression de sentir partir mon cœur, comme si on me l'arrachait de la poitrine. Je plaque ma main sur mon torse comme si je pouvais le retenir, pourtant rien ne se passe. Un cri m'échappe, bref, qui vient du fond de ma gorge. Je sens qu'elle est en train de gagner.

 

Malgré moi, mes jambes se meuvent et je quitte mon lit. J'ai conscience de vouloir faire cela, que tout mon corps, mon âme même, me le réclament, parce que j'ai trop mal, mais une autre partie de moi-même aurait voulu ne pas quitter cette chambre, quitte à mourir pour la plus merveilleuse des créatures, bien que je ne puisse avoir la chance de la voir enchanter mes jours.

 

En quelques minutes, je me retrouve à la porte du château que je quitte pour aller retrouver la plage, toujours traversé de douleurs atroces que je peine à contenir. Presque arrivé au niveau de la crique, je m'effondre dans le sable, tombe à genoux, incapable d'en supporter davantage. Pendant un instant, j'ai l'impression que je vais mourir. Je ferme les yeux, sens les derniers spasmes de mon corps meurtri me parcourir tout entier, et enfin le néant.

 

Il me faut de longues secondes pour réaliser que je respire encore, que je sens bel et bien ma poitrine s'élever et s'abaisser au rythme de mon souffle. Je suis vivant et je ne sais si je dois m'en réjouir… Presque à bout de force, j'utilise le peu d'énergie qu'il me reste pour me relever. Je suis en nage, le sable colle à ma peau, mais je me sens exister, ce qui me réconforte au moins un peu finalement.

 

- Ne t'avises plus jamais de jouer à cela avec moi… me menace la voix acide de la sorcière dans un grondement sinistre qui est beaucoup trop près de moi pour se trouver dans l'océan, à l'endroit dont j'ai l'habitude.

 

Je relève la tête et aperçois une petite paire de jambe, mais je ne peux remonter plus haut que les cuisses, car une main vient me frapper violemment au visage. Je chute à nouveau et ne tente pas de me relever cette fois. Je ne peux comprendre ce qui se passe. J'ai reconnu le timbre si désagréable de la sorcière, mais ce que je viens d'apercevoir ne sont rien d'autre que des jambes, humaines. Aurais-je pu les imaginer ? Suis-je en train de devenir fou ?

 

- Je veux que tu ailles me chercher Aslinn, et que tu la ramènes ici même, ordonna-t-elle froidement.

 

Je suis incapable de faire le moindre mouvement, bien que la douleur ait cessé, je suis épuisé. Un silence tombe entre nous, durant lequel je suis incapable de réfléchir véritablement. Se pourrait-il que la sorcière soit devenue humaine ?

 

- Sean ! Je veux que tu ailles me chercher cette petite imbécile ! cria-t-elle en perdant soudainement patience.

  

Mais je ne bouge pas. Je ne peux pas, je ne peux pas lui livrer Aslinn. Je crois que je commence à deviner ce qu'elle prépare, même si mon esprit embrumé n'arrive pas à formuler une idée claire… Finalement, c'est elle qui me relève. Je suis surpris de sentir une main si fine et pourtant si forte me tirer du sable, mais elle m'ordonne de ne pas la regarder, alors je garde les yeux baissés.

 

- Vas me la chercher, exigea-t-elle en me désignant le château.

 

Je souffle un grand coup, mon corps se tend et je recouvre lentement mes moyens. Mais je n'irai pas.

 

- Non, finis-je par lâcher toujours sans vraiment lui faire face, ne voulant pas non plus voir les traits de son visage tant elle me fait horreur.

 

- Tu oses me défier une nouvelle fois ? Je peux te faire bien pire encore que ce que tu as subi jusque-là… me menaça-t-elle encore.

 

Mais je n'esquisse pas le moindre mouvement.

 

- C'est bien ce que je pensais… tu as été assez idiot pour t'éprendre de la petite sirène… cracha-t-elle avec mépris.

 

Je le sais. J'ai été stupide. Cela aurait été plus simple que les choses ne se passent pas ainsi, même si la culpabilité m'aurait rongée de la même manière… La douleur aurait été supportable, peut-être.

 

- Mais tu as une dette à payer, reprit-elle déterminée, je détiens ton âme, l'essence de ton être. Je me la serais octroyée si j'avais pu la faire mienne, mais c'est une chose sur laquelle mes pouvoirs n'ont pas d'effet. Toutefois, je peux la détruire, et tu mourras avec elle.

 

La voilà… la mort qui plane sur moi depuis qu'elle a fait de moi son prisonnier. Mais peut-être que ce sera mieux ainsi… Je n'aurai pas à souffrir de son absence, de la savoir avec un autre, de ne plus voir chaque jour les détails de son merveilleux visage… et ses yeux si bleus…

 

- Je vois… tu te crois prêt à mourir pour elle ? continua la sorcière après un silence glacial. Comme les humains sont charmants, se moqua-t-elle avant d'en revenir à ce qui l'intéresse. Je vais donc te donner un argument qui saura te convaincre : si tu ne vas pas la chercher toi-même, j'irai la tuer de mes propres mains et je prendrai sa place de toute manière. Tu as exécuté parfaitement tout ce que je t'ai demandé de faire, tu ne peux plus rien contre mes desseins, le prince me donnera une part de son âme et elle se changera en écume. La seule chose sur laquelle je te laisse le choix, c'est ta propre vie… et si tu veux, je te laisserai la voir une dernière fois avant qu'elle ne meurt et retourne à l'océan que cette petite impertinente n'aurait jamais dû quitter.

 

Ma poitrine se serre une nouvelle fois, mais la sorcière n'y est pour rien. Elle va mourir… je l'ai tuée. Je sens des larmes dégouliner piteusement le long de mes joues. J'ai tué la seule femme qui a su toucher mon cœur. De longues secondes s'écoulent à nouveau. Je suis incapable de me tourner vers le château, mais je sais que je n'ai pas d'autre choix, je ne peux pas supporter l'idée qu'elle soit tuée froidement dans son sommeil par cet être cruel et égoïste.

 

Comme à chaque fois, elle me laisse au pied du mûr. Elle attrape mon menton entre ses doigts fins et me force finalement à la regarder droit dans les yeux. Ce que j'y rencontre me glace. Ces yeux si bleus, je les reconnais immédiatement, mais ils sont froids, vides de cette chaleur que j'y ai toujours rencontrée. Comment a-t-elle pu faire cela ? Je l'ignore. Mais celle qui se tient en face de moi n'est autre qu'Aslinn. 

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