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Chapitre 42 - Le jour du mariage

Ma tête me lance. J'ai froid, j'ai mal… je ne suis plus sûre de sentir toutes les parties de mon corps. Est-ce cela de se changer en écume ? J'entends le son des vagues qui s'écrasent. C'est si fort que j'ai l'impression d'être en elles. Mais j'ai conscience de mon immobilité. Après de longues secondes, j'arrive à ouvrir les yeux. Il fait sombre, un peu de lumière parvient jusqu'à moi, mais je n'arrive pas à savoir où je suis. Le sol est humide sous ma peau et je réalise peu après que je suis moi-même complètement trempée. Mes cheveux blonds collent à mon visage et le long de mon corps que je suis toujours incapable de bouger.

 

Il me faut de longues minutes afin de parvenir à me redresser. Je constate alors que je suis dans une caverne, plus petite que celle où je rendais visite à mes sœurs. La roche sur laquelle je me tiens ne fait pas plus de trois grands coquillages et je suis entourée d'eau. Les vagues que j'ai entendues s'écrasent sur la paroi constellée de minuscules trous, qui me fait prisonnière de cette cavité. Il me faudrait plonger et nager de l'autre côté pour en sortir, mais je ne sais pas me servir de mes jambes pour cela, en admettant que je puisse déjà me mettre debout.

 

C'est seulement à ce moment, lorsque ma conscience se réveille enfin, que je me souviens de la raison de ma présence ici. La sorcière ! Je devrais être au château en train de me préparer pour mon mariage, au lieu de quoi je suis coincée ici… où je vais sûrement mourir. L'eau me monte immédiatement aux yeux et je m'écroule de nouveau.

 

Je ne reverrai plus jamais Méallan… son visage vient s'insinuer dans mon esprit et je suis prise de violents spasmes qui m'agitent toute entière. Comme je voudrais qu'il soit là… toucher ses mains une dernière fois, connaître encore le goût de ses baisers… je l'aime tellement… Pourquoi a-t-il fallu que Sean me livre à la sorcière ? Qu'ai-je donc fait pour mériter pareil sort ? Est-ce la colère de Poséidon pour avoir fuit la protection de son océan ?

 

Je laisse la peine m'envahir jusqu'à n'être plus que cela. Quand le soleil se couchera, je me changerai en écume et rejoindrai l'océan pour toujours…

 

Je ne sais combien de temps je reste ainsi, recroquevillée dans cet endroit sombre, à laisser mon eau rejoindre celle de mon monde. Mais lorsque j'ai la sensation d'avoir vidé toute ma peine, je sens la colère me gagner. J'ai été trahie ! J'étais prête à connaître une vie de bonheur près de l'homme que j'avais choisi et qui m'aimait, et j'y ai été arrachée !

 

Sans savoir comment, je me retrouve sur mes deux jambes et je crie. Aucun son ne sort de ma gorge abandonnée de toute voix, mais je crie autant que mon souffle me le permet. Et lorsque je ne peux plus crier, je frappe la roche à m'en arracher la peau des mains. Je cherche un endroit qui me permettrait de sortir, mais je ne trouve rien… il n'y a que l'océan par lequel je puisse passer. J'observe mes jambes… je ne sais pas comment il m’est possible de nager avec elles, mais je n'ai rien à perdre, non, vraiment plus rien à perdre. Je saute dans l'eau glacée et agite mes jambes pour me maintenir à la surface. D'abord, je suis obligée de m'accrocher à la roche pour ne pas couler, puis je parviens à rester à la surface de l'eau malgré les gerbes que projettent les remous de l'océan et qui viennent mouiller mon visage.

 

Il faut que je plonge pour trouver la sortie. J'essaie une première fois, mais mes jambes refusent de coopérer. Je panique un peu et avale une gorgée d'eau salée qui me fait tousser de longues secondes. Je réessaie plusieurs fois, mais je n'arrive jamais à aller assez bas pour pouvoir passer de l'autre côté… À bout de souffle, je finis par retourner sur la roche sur laquelle je n'arrive plus à grimper. Je reste donc à moitié dans l'eau, mes bras me retenant à la surface.

 

Je perds peu à peu tout espoir… Je ferme les yeux et laisse mon esprit partir. Je sais que bientôt il sera trop tard et de toute façon je n'y peux plus rien…

 

Je repense à mes sœurs, à Rosheen d'abord, à nos rires, à notre enfance, à sa complicité, à l'affection inconditionnelle que nous nous sommes toujours portées… J'espère que sa vie sera heureuse… Je pense aussi à Daithe, Géileis, Mazoe… et un peu à Eireen qui sera une grande reine pour tout le royaume d'Atlantis. Je pense à ma grand-mère et espère qu'elle n'apprendra jamais ma mort, qu'elle me croira dans cet autre monde, auprès du prince pour la vie puis l'éternité. Et alors que je voudrais penser à mon beau prince, à celui qui a enchanté mes jours d'humaine, c'est le visage de Sean qui s'impose à ma mémoire, en même temps que la haine qu'il mérite après sa trahison. Je sens l'amertume me piquer la langue en songeant à ce qu'il a fait… je revois ses mains se serrant autour de ma taille alors qu'il me menait vers la mort. Comment a-t-il pu ?!

 

- Aslinn ?

 

Surprise, je lâche la roche et me retrouve dans l'eau, face à la paroi à travers laquelle je peux apercevoir un mouvement. Mes sœurs ?! Le cœur battant la chamade, je me précipite vers la roche contre laquelle je tape comme je peux, mais il est dur de bouger sous l'eau en étant humaine… Je m'agite tant que je peux, mais suis bientôt forcée de retourner à la surface, les poumons brûlant dans ma poitrine. Je respire un grand coup avant de retourner sous l'eau, mais je ne vois plus rien. Je frappe encore et alors que je remonte, j'aperçois Mazoe passer par l'accès que j'ai repérer plus bas.

 

J'ai seulement le temps de prendre un peu d'air que je me retrouve dans ses bras.

 

- Par Poséidon, Aslinn ! Cela fait des heures que nous te cherchons partout ! s'exclama-t-elle avec une ferveur que je ne lui avais jamais vue.

 

Je la regarde un instant avant de la serrer à mon tour dans mes bras. Je suis si heureuse de la revoir, un bonheur qui vient légèrement apaiser mon chagrin, même si le fait qu'elle m'ait retrouvée ne me fera pas vivre plus longtemps...

 

- Viens, je t'emmène de l'autre côté, nous ne sommes pas loin de la plage… me dit-elle, et j'ai à peine le temps de prendre une grande inspiration qu'elle m'entraîne sous l'eau avec elle.

 

Nous passons sans soucis, propulsées par sa nageoire et ressortons de l'autre côté en moins d'une minute. Je savoure la sensation du soleil sur ma peau. J'ai l'impression qu'un poids s'est enlevé de mes épaules, au moins je ne suis plus prisonnière. J'observe un instant la falaise qui s'étend à perte de vue à ma droite, puis reporte mon regard de l'autre côté où je peux apercevoir la plage. Mazoe presse mon épaule en signe d'encouragement et nous repartons. Elle me plaque contre elle et nous atteignons ainsi le sable en seulement quelques minutes.

 

Ma sœur me dépose dans l'eau à un endroit où je peux poser mes pieds dans le sable. Je l'en remercie d'un signe de tête.

 

- C'est la sorcière n'est-ce pas ? me demanda-t-elle sans réellement avoir besoin de ma réponse pour le savoir.

 

- Notre père a retrouvé dans la salle du conseil un message te concernant ce matin. Il était de la sorcière… Nous avons tout de suite compris qu'il se passait quelque chose. Il a ordonné à toute la garde de partir à ta recherche. La carcasse où elle vivait était déserte, alors nous avons cherché sur toutes les plages et dans toutes les cavités qui existent, m'expliqua-t-elle très sérieusement avant de prendre mon visage entre ses mains. Je suis contente que tu ailles bien.

 

Je lui souris. Elle n'a pas conscience de la gravité de la situation. Je suis toujours humaine… ce soir, je disparaîtrai, bien qu'ils m'aient retrouvée. Au moins pourrai-je passer le peu de temps qu'il me reste auprès de ma famille. Me sentant incapable de lui expliquer que je me changerai bientôt en écume, je la serre à nouveau dans mes bras et elle décide de me ramener vers le château, pensant de toute évidence que j'y suis attendue. Bien que l'idée de le revoir me brise le cœur, je n'ai pas le temps de protester.

 

Mazoe nage un moment et j'observe que le soleil est encore haut dans le ciel. Je devrais être à l'église, vêtue de la magnifique robe blanche qui a été confectionnée pour moi, entourée de fleurs odorantes, en train de donner mon cœur à Méallan aux yeux de tous. Finalement je ferme les yeux et me laisse aller à la sensation de l'eau autour de moi, dans les bras de ma sœur, j'ai l'impression de flotter.

 

- Aslinn !

 

C'est en entendant la voix de Daithe que je reviens à la réalité. Je suis devant le château où se trouvent mes deux autres sœurs. Le soulagement se lit sur leur visage et me pince le cœur un peu plus.

 

- Tu vas bien ? s'enquit Géileis en venant vers Mazoe qui me libère, me laissant retrouver le contact du sable humide sous mes pieds et de l'eau jusqu'à la taille.

 

Je tourne mes yeux vers elle et hoche la tête en sentant mes yeux se remplir d'eau. Comment leur dire que je vais mourir ? Je souffle, l'eau dégouline une fois de plus sur mon visage… et alors que je cherche les gestes pour leur expliquer ce qui m'attend, une voix lointaine m'appelle :

 

- Aslinn !

 

Je sens ma peau se hérisser en la reconnaissant et me tourne vivement vers elle. Sean, à cheval, vient dans ma direction depuis l'autre bout de la plage, du côté opposé au château. Je sens la haine que je lui porte m'envahir instantanément. Mes poings se serrent, la chaleur me monte au visage. Je lui fais signe de partir.

 

En quelques instants, il se retrouve au bord de l'océan, descend de l'animal en quelques gestes rapides avant de courir dans l'eau où il s'avance jusqu'à n'être plus qu'à quelques centimètres de moi, le visage défait et essoufflé. Je plaque aussitôt mes mains contre son torse et le repousse de toutes mes forces. Je veux qu'il s'en aille ! Maintenant !

 

- Aslinn, qu'y a-t-il ? demanda Mazoe sans comprendre.

 

Je le désigne, mime un poignard planté en plein cœur avant de pointer mon doigt sur ma poitrine. Aussitôt les traits de mes sœurs se figent, elles viennent m'entourer, hostiles.

 

- Aslinn, souffla-t-il, il faut que vous m'écoutiez, une minute seulement…

 

Je secoue la tête et lui fais à nouveau signe de partir. Je ne veux plus rien savoir de lui ! Il m'a trahie, abandonnée à la sorcière. Il a servie ses plans à mes dépends, tout cela pour je ne sais quelle récompense sans doute futile qui m'aura menée à la mort.

 

- Partez ! formula à ma place Daithe dont je n'ai jamais vu les traits à ce point déformés par la colère.

 

Elle s'avance légèrement vers lui, menaçante, le forçant à reculer alors que Mazoe pose sa main sur elle, ne tenant certainement pas à ce qu'elle s'approche davantage d'un humain.

 

- Aslinn, tenta-t-il pourtant encore, le mariage n'a pas encore eu lieu, il est encore temps de…

 

Je l'interromps d'un signe du bras. Je n'ai aucune confiance en lui, il est hors de question que je le suive où que ce soit ! Pense-t-il vraiment que je pourrais encore le croire après qu'il soit venu me chercher dans ma chambre en plein milieu de la nuit, me mentant allègrement pour que je vienne de moi-même dans les griffes de la sorcière ?!

 

- Je vous en prie, vous avez encore une chance d'être sauvée, poursuivit-il, immobile malgré les vagues qui le repoussent vers le rivage.

 

- Sauvée ? Aslinn, de quoi parle-t-il ? m'interrogea Mazoe en venant prendre mon menton entre ses doigts.

 

La gorge serrée, je lui fais comprendre d'un regard ce qui est sur le point de m'arriver. J'observe alors ses traits passer par différentes émotions, la peine, la colère…

 

- Qu'avez-vous fait à ma sœur ?! tonna-t-elle alors à l'intention de Sean en me libérant.

 

- C'est le pacte qu'Aslinn a conclu avec la sorcière, expliqua-t-il, une lune pour gagner le cœur d'un homme et l'amener à partager son âme avec elle…

 

- Oh, non… souffla Daithe en venant me prendre la main.

 

Je hoche la tête en baissant les yeux. J'ai scellé mon destin seule, mais c'est lui, cet homme sans cœur et sans âme, qui m'a donnée à la sorcière alors que j'avais trouvé l'amour de Méallan en réponse au mien.

 

Quelques secondes de silence s'écoulent pesamment, seulement bercées par le son des vagues et de quelques mouettes. J'ai ma main dans celle de Daithe et je commence à me dire que cela aurait dû me suffire… mais comment aurais-je pu empêcher un si bel être de prendre mon cœur ? Comment aurais-je pu choisir d'y renoncer ?

 

- Aslinn, je vous en prie, venez avec moi… nous devons au moins essayer, reprit encore Sean.

 

Je lève la tête pour le regarder et lorsque nos yeux se croisent, je lis dans les siens sa peine, de la culpabilité et un désespoir peut-être même aussi grand que le mien. Ma colère retombe. À quoi servirait-elle encore ?

 

- Tu dois y aller, déclara alors Géileis, jusque-là restée un peu en retrait derrière nous.

 

Elle nage doucement jusqu'à moi et pose sa main sur mon épaule tout en me répétant que je dois suivre l'homme qui m'a trahie, parce que c'est la seule chance qu'il me reste. Je me tourne à nouveau vers Sean, hésitante, sentant une étincelle d'espoir renaître dans ma poitrine. Mazoe et Daithe m'encouragent, visiblement du même avis que Géileis. Alors je prends une grande inspiration et lorsque Sean me tend la main, j'avance et la saisis.

 

 

Sean m'aide à grimper sur le cheval après s'y être lui même hissé. L'animal est nerveux, il piétine dans le sable, et Sean ne tarde pas à le faire courir, avec quelques coups de talon. J'ai à peine le temps de poser un dernier regard sur mes sœurs que nous sommes lancés, nous dirigeant d'abord vers le château, puis vers le chemin qui mène au village.

 

Incapable de faire sur le dos de l'animal les gestes que Méallan m'a apprit, je m'agrippe de toutes mes forces à Sean, les mains nouées autour de sa taille. Le vent souffle durement sur nous, mais je n'ai pas le temps d'avoir froid. Je pense à Méallan. Lorsque je serais à l'église, je devrais interrompre le mariage… mais comment ? Peu importe, il faut que je réussisse ! Au-delà de ma propre vie, je ne peux le laisser se lier à la sorcière, je ne peux supporter l'idée qu'il en aime une autre, même si cela doit être par quelques filtres ensorcelés !

 

Un quart d'heure suffit au cheval pour nous amener jusqu'à l'église, petit bâtiment de pierre se situant à l'une des extrémités du village. Il y a énormément de monde, même à l'extérieur. Sean descend de l'animal avant même qu'il ne se soit arrêté puis me tend ses bras afin de m'aider à glisser jusqu'au sol. Un effort immense m'est nécessaire pour tenir sur mes jambes, mais je suis portée par le peu d'espoir qu'il me reste encore.

 

- Allez-y Aslinn, courez ! S'exclama Sean en me désignant l'entrée de l'église.

 

Je m'élance aussitôt dans la foule et me faufile comme je peux entre les villageois qui tentent d'entendre ce qui se passe à l'intérieur. Je bouscule plusieurs personnes, avant que Sean lui même ne vienne à mon secours, écartant plus brusquement que moi ceux qui me bloquent le passage. Nous arrivons ainsi à avancer jusqu'à l'entrée de l'église, où se tiennent deux gardes de la Reine qui nous refusent alors le passage.

 

- Écartez-vous ! Je suis Lord O'Neil, le Prince Méallan a été placé sous ma protection jusqu'à son départ, et j'exige que vous laissiez entrer cette jeune fille ! Tonna Sean sans se soucier des gens alentour qui lui lancent des regards surpris.

 

Il n'en faut pas plus pour qu'on nous laisse passer, et sans attendre un instant de plus, je me glisse entre les gardes et plonge dans la foule de courtisans qui emplie l'église toute entière. Là encore, il me faut arriver à me frayer un chemin, ce qui est des plus difficile, mais mon courage se décuple en même temps que mon cœur bondit lorsque j'entends la voix du prêtre raisonner dans le petit bâtiment.

 

- Sa Majesté, le Prince Méallan des terres d'Irlande, consentez-vous à prendre cette femme pour épouse ?

 

Un long murmure parcours l'instance, et je redouble d'effort pour passer. Je pousse plusieurs personnes, et alors que j'aperçois enfin l'avant de l'église, où se déroule la cérémonie, le Prince répond :

 

- Oui, je le veux.

 

L'eau me monte aux yeux, et je suis arrêtée dans ma course par un autre garde de la Reine qui se trouve à seulement un mètre de moi, les yeux rivés sur son fils. J'essaie de me débattre, pour qu'il me laisse passer, mais son bras reste inflexible, et c'est en tournant une dernière fois mon regard vers les futurs mariés que je comprends.

 

Je suis là. Magnifique dans ma robe de mariée blanche, un long voile recouvrant mon visage souriant, mes cheveux merveilleusement coiffés, face au Prince Méallan, dont le bonheur infini se lit sur ses traits.

 

- Je vous déclare alors unis, par les liens sacrés du mariage.

 

À ces mots, je cède. Toutes mes forces m'abandonnent, et le garde qui a fini par me lâcher me laisse là, gisant sur le sol. Mon cœur vient de se briser dans ma poitrine. Je le sens. Je suis vide à présent. Et pourtant j'ai tellement mal ! Si mal, et l'eau de mes yeux me brûle, et ma gorge aussi est en feu, tout comme ma poitrine. Je voudrais crier mais rien ne peux sortir de ce corps auquel on a tout prit. Je ne suis plus rien ! Je vais cesser d'exister et ce sera encore la meilleure chose qui puisse m'arriver ! Parce qu'il en a épouser une autre, parce que si son cœur croit s'être lié au mien, c'est à la sorcière qu'il a donné son âme, aimant sincèrement cet être qui n'est pas moi… 

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